Sketch de Jean-Pierre Martinez
Un personnage est là, vêtu de la façon la plus discrète possible (imperméable et lunettes noires, par exemple). Un deuxième personnage arrive, style vieille France. Il hésite un peu avant de s’adresser au premier.
Deux – Bonjour, je suis…
Un – Pas si vite… Vous avez le mot de passe ?
Deux – Ah, oui, c’est vrai, le mot de passe… C’est quoi déjà…? Je perds un peu la mémoire, vous savez… Et comme vous m’aviez dit de ne surtout pas le noter sur un papier. Alors attendez que je me souvienne… Ça y est, je l’ai ! Une poire par jour éloigne le médecin…
Un – Pourvu qu’on vise bien.
Deux – C’est de Churchill, n’est-ce pas ? J’espère que comme lui, vous ne me proposerez pas que du sang et des larmes.
Un – En réalité… Ce n’est pas une poire, c’est une pomme, mais bon… Il ne faut pas être trop rigide non plus.
Deux – Une pomme, bien sûr… Une poire, je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça… J’ai dû penser à… une poire à lavement.
Un – Une poire à lavement ?
Deux – Le médecin, la poire à lavement… (Plus bas) Et comme j’ai un peu l’impression de l’avoir dans le cul…
Un – Bien… Et donc…?
L’autre lui tend la main pour se présenter.
Deux – Claude Riviera de la Ratelière. Merci de me recevoir…
Un – Dominique Dupont, de l’Agence de Détectives Dupont et Dupont et fils.
Deux – Monsieur Dupont…
Un – Bien entendu, ce n’est pas mon vrai nom, vous vous en doutez bien.
Deux – Évidemment.
Un – Vous pouvez m’appeler DD.
Deux – Dédé ?
Un – DD ! Dupont et Dupont…
Deux – Bien sûr.
Un – Vous êtes certain que personne ne vous a suivi ?
Deux – J’ai changé trois fois de taxi pour venir ici, comme vous me l’aviez dit. Et j’ai laissé mon portable à la maison, pour éviter d’être géolocalisé.
Un – Très bien, alors je vous écoute.
Deux – Ce n’est pas facile à dire, vous savez… À mon âge, je ne pensais pas en arriver là un jour…
Un – Ne vous inquiétez pas, j’ai l’habitude… Alors de quoi s’agit-il ? Adultère ? Recherche d’héritiers ? Espionnage industriel ?
Deux – Je voudrais… que vous trouviez quelqu’un pour moi.
Un – Très bien… Un ami perdu de vue ? Un amour de jeunesse ? Un enfant illégitime ?
Deux – Plutôt… un médecin généraliste qui prendrait encore de nouveaux patients.
Un – Je vois…
Deux – Je sais que ma demande peut surprendre…
Un – Vous êtes le troisième cette semaine.
Deux – Ah oui…?
Un – Hélas, je ne fais pas de miracles.
Deux – Je comprends. Me laisserez-vous néanmoins le droit d’espérer…?
Un – De nos jours, vous savez, un médecin généraliste pour un patient en bonne santé, c’est plus difficile à débusquer que l’amant de sa femme pour un cocu.
Deux – Je m’en doute. Mais j’ai déjà tout essayé, croyez-moi. J’ai même eu recours à une voyante.
Un – Je vois…
Deux – Elle m’avait trouvé un vieux médecin dans la Creuse. J’étais même prêt à déménager là-bas.
Un – Dans la Creuse ?
Deux – Oui, c’est ce que je me suis dit aussi, c’est un peu radical, mais bon… Je n’ai même pas eu à prendre cette décision difficile. Il est mort quelques jours après.
Un – Comme quoi on peut être médecin et avoir une santé fragile.
Deux – Il avait 102 ans.
Un – Ah oui…
Deux – J’ai même fait un pèlerinage à Lourdes, mais là-bas aussi…
Un – C’est un désert médical…
Deux – Vous êtes mon dernier espoir…
Un – C’est-à-dire qu’aujourd’hui… Pour qu’un médecin accepte un nouveau patient, il faut que l’un de ses propres patients meurt avant lui.
Deux – J’en ai parfaitement conscience.
Un – Et pour prendre la place du défunt, encore faut-il que vous soyez le premier au courant du décès.
Deux – C’est ce que j’ai cru comprendre.
Un – Ce qui n’est d’ailleurs pas toujours très rassurant.
Deux – Et pourquoi ça ?
Un – Choisir un médecin dont les patients tombent comme des mouches…
Deux – C’est vrai, je n’avais pas pensé à ça.
Un – Si vous voulez, je peux vous adresser à un confrère.
Deux – Un autre détective, vous voulez dire ? Plus spécialisé dans le médical.
Un – Je pensais plutôt… à un tueur à gages.
Deux – Je ne suis pas sûr de comprendre…
Un – Comme je vous l’ai dit, pour qu’une place se libère…
Deux – Il faut qu’un patient meurt.
Un – Alors si c’est vous qui commanditez l’exécution, bien entendu…
Deux – Je serai le premier à être au courant qu’une place se libère…
Un – Et au moins, dans ce cas, la responsabilité de la mort de ce patient n’incombera pas à son médecin.
Deux – Ce qui me permettrait d’espérer que ce n’est pas forcément un trop mauvais médecin.
Un – C’est tout ce que je peux vous proposer, malheureusement.
Deux – Je vais prendre le temps d’y réfléchir.
Un – Pas trop longtemps, parce que vous savez… Les tueurs à gages aussi commencent à être un peu débordés. En tout cas les plus professionnels d’entre eux.
Deux – Les plus professionnels…?
Un – Il faut choisir quelqu’un d’assez discret. Il ne s’agirait pas non plus que vous finissiez en prison pour avoir commandité un assassinat.
Deux – Encore que… En prison, au moins, j’aurais sûrement un médecin référent.
Un – Ça, cher ami, rien n’est moins sûr.
Deux – Bon… Va pour un tueur à gages… Vous avez quelqu’un de confiance à me proposer ?
L’autre lui tend une carte de visite.
Deux – Durand et Durand et fils, tueurs à gages diplômés.
Un – Bien entendu, ce ne sont pas non plus leurs vrais noms, j’imagine.
Deux – Bizarrement, si.
Un – Bon. Merci Docteur. Je veux dire, merci Monsieur Dupont…
Deux – À votre service…
Un – Et sinon… vous ne connaîtriez pas un bon dentiste…? (L’autre le regarde, mais ne répond pas) D’accord…
Noir.

Toute représentation, gratuite ou payante, doit être autorisée par la SACD.
Sketch extrait du recueil Trop c’est trop !
Lien vers le recueil pour l’acheter ou le télécharger gratuitement (PDF).

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