Sketch de Jean-Pierre Martinez
Une SDF arrive, et s’installe sur le banc. Un autre SDF arrive.
Le SDF – Eh, c’est mon banc !
La SDF – Ton banc ?
Le SDF – Parfaitement.
La SDF – C’est un banc public, comment ça pourrait être ton banc ?
Le SDF – Tu es nouvelle, toi, non ?
La SDF – Pourquoi ?
Le SDF – Tu ne connais pas les règles.
La SDF – Quelles règles ?
Le SDF – Les règles. La loi de la rue.
La SDF – Qui est-ce qui les a inventées, ces règles ? Toi ?
Le SDF – Non.
La SDF – Pourquoi il serait à toi, ce banc.
Le SDF – Ben… Parce que je dors dessus depuis une semaine, déjà.
La SDF – Il y en a plein, des bancs, dans ce square. Et le square est fermé pour la nuit. Tu n’as qu’à en prendre un autre.
Le SDF – Ouais, mais je suis habitué à celui-là.
La SDF – Je te trouve bien casanier, pour un SDF.
Le SDF – Casanier ? Moi ?
La SDF – Tu ne sais pas ce que ça veut dire, c’est ça ?
Le SDF – Non.
La SDF – Allez, assieds-toi, va. J’en prendrai un autre de banc, si tu tiens tellement à celui-là.
Le SDF hésite un instant, puis s’assied.
Le SDF – Tu verras, quand on n’a plus de chez soi, les habitudes, c’est tout ce qui nous reste.
La SDF – J’espère ne pas m’habituer à dormir dehors.
Le SDF – On dit tous ça. Au début… Ça fait combien de temps que tu es dans la rue ?
La SDF – Je ne sais pas… Un mois. Et toi ?
Le SDF – Moi, je ne sais plus. Quinze ans. Vingt ans. La rue, c’est comme la prison. Sauf que tu es enfermé dehors.
La SDF – Je sors de prison. Crois-moi, je préfère être dehors. Tu es déjà allé en taule, toi ?
Le SDF – Non.
La SDF – Ça ne m’étonne pas. Tu as une bonne tête.
Le SDF – Des fois je préférerais avoir une sale gueule. Pour se faire respecter, dans la rue, c’est mieux. (Un temps) Il n’y avait personne qui t’attendait, à ta sortie de prison ?
La SDF – J’avais déjà du mal avec ma famille avant… Quand tu as fait de la taule, tu es comme un pestiféré, les gens préfèrent t’éviter. Pourtant la prison, ce n’est pas contagieux.
Le SDF – Qu’est-ce que t’avais fait pour aller en taule ?
La SDF – Mon patron me collait un peu trop. Je lui ai tranché la carotide avec un cutter.
Le SDF – Avec un CV comme ça, ça ne va pas t’aider à retrouver du boulot.
La SDF – Je descends dans le sud pour faire les vendanges. Heureusement, l’agriculture manque de bras, alors ils ne sont pas trop regardants. Au moins je serai logée.
Le SDF – Le temps des vendanges, en tout cas.
La SDF – Tu ne veux pas venir avec moi ?
Le SDF – Le travail, je n’ai plus l’habitude. Pour aller bosser le matin, il faut avoir dormi dans un lit.
La SDF – Là-bas, ils te fileront un lit.
Le SDF – Je ne suis pas sûr de savoir encore dormir dans un lit. Méfie-toi. Pour l’instant la rue est à toi. Quand tu auras oublié comment dormir dans un lit, là tu seras vraiment à la rue.
La SDF – Je te laisse ton banc.
Le SDF – Merci.
Elle s’éloigne. Il la regarde partir, semble hésiter, puis se lève à son tour.
Le SDF – Attends…!
Il sort.
Noir.

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Sketch extrait du recueil Brèves de square
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