Sketch de Jean-Pierre Martinez
Ce qui ressemble à une terrasse. Deux personnages, hommes ou femmes, arrivent. Ils se mettent à fumer. Et rêvassent en observant les volutes qui sortent de leurs cigarettes éventuellement électroniques.
Yaël – Tu savais que les particules peuvent se trouver à deux endroits différents en même temps?
Alex – Les particules ?
Yaël – Les particules élémentaires ! Les photons, si tu préfères. D’après les lois de la physique quantique, en tout cas
Alex – Tu es sûr que c’est de la nicotine, que tu es en train de fumer ?
Yaël – Non, je t’assure. J’ai entendu un truc là-dessus, hier, à la radio.
Alex – Ouais. Ben moi, ça m’arrangerait d’être une particule, tu vois. Je pourrais être à la réunion qu’on m’a collée aujourd’hui à cinq heures, et en même temps à la sortie de l’école pour récupérer ma fille.
Yaël – C’est vrai que ce serait pratique, le don d’ubiquité. Tu imagines ? Le samedi matin, on pourrait faire la queue à la caisse à Auchan avec sa moitié. Et en même temps traîner au lit avec son illégitime dans un petit hôtel de charme à la campagne.
Alex – Et en rentrant, le frigo serait plein. On serait insoupçonnable.
Yaël – Même plus besoin d’alibi.
Alex – Est-ce qu’on pourrait même encore parler d’infidélité ?
Yaël – L’adultère, ça suppose la concomitance. On n’est pas infidèle avec les partenaires qu’on a connus avant ou après son mariage. Or la physique quantique décrit un état de la matière où c’est la notion même de temps qui est suspendue.
Alex – Donc les particules ne sont jamais cocues. C’est vrai que ça fait rêver.
Yaël – Plus de temps, donc plus de causalité et par conséquent plus de culpabilité.
Alex – Ce n’est pas très catholique, tout ça.
Yaël – Il faut croire que Dieu ne régit pas l’infiniment petit. La physique quantique, c’est une théorie de la partouze généralisée.
Alex – Malheureusement, mes particules à moi, elles ne relèvent pas des lois de la physique quantique.
Yaël – Tu as raison… Nous on relève plutôt de la loi de l’emmerdement maximum.
Alex range sa cigarette électronique.
Alex – D’ailleurs, il faut que j’y retourne, parce que je ne suis pas sûr que mon patron soit très versé dans la physique quantique. Tu vas rire, mais il est encore persuadé que quand je suis en pause, je ne suis pas en train de bosser.
Yaël – Ce qui démontre toute l’étendue de son inculture. S’il savait le très haut niveau des conversations qui peuvent avoir lieu pendant une pause cigarette.
Yaël range à son tour sa cigarette.
Alex – C’est vrai qu’on est de plus en plus mal vus, nous les nicotinomanes. Bientôt on n’aura même plus droit à notre salle de shoot.
Yaël – C’est pour ça que lundi, j’arrête.
Alex – J’ai déjà entendu ça.
Yaël – Non, non, je t’assure. Cette fois c’est la bonne.
Alex – Pourquoi attendre jusqu’à lundi, alors ?
Yaël – Je dois aller chercher ma belle-mère ce soir. Elle passe le week-end avec nous. Et crois-moi, un week-end avec ma belle-mère, c’est pas le bon moment pour arrêter de fumer.
Alex – Je vois…
Yaël – Tu as une belle-mère, toi aussi ?
Alex – On peut choisir de ne pas se marier, mais on ne peut pas choisir de ne pas avoir de belle-mère.
Yaël – À moins de se marier avec un orphelin…
Alex – Abandonné sous X, de préférence. Pour ne pas avoir à se taper les chrysanthèmes au cimetière à la Toussaint…
Yaël – Ça nous ramène à la mécanique quantique. Il faut qu’un chat soit mort ou vivant. Et pour les belles-mères, c’est pareil…
Alex – Un chat ?
Yaël – Tu n’as jamais entendu parler non plus du Chat de Schrödinger ?
Alex – Non.
Yaël – C’est un pote d’Einstein qui a remis en question les lois de la physique quantique.
Alex – Et donc, il avait une belle-mère.
Yaël – Je t’expliquerai ça une autre fois. Tiens, il ne faut pas que j’oublie de mettre de l’essence dans la voiture, moi. Sinon, je vais tomber en panne sèche sur l’autoroute en allant chercher ma belle-doche.
Ils sortent.
Noir.

Toute représentation, gratuite ou payante, doit être autorisée par la SACD.
Sketch extrait du recueil Bureaux et dépendances
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Analyse du sketch
Ce sketch joue sur le contraste entre un décor banal – la terrasse d’un lieu de travail – et un échange étonnamment érudit (et loufoque) sur la physique quantique. Le comique de situation naît de cette dissonance entre la banalité du cadre et la portée intellectuelle (souvent approximative) des propos. Les personnages flirtent avec une forme de métaphysique de comptoir, où les concepts complexes sont détournés pour justifier des fantasmes très terre-à-terre : l’ubiquité comme moyen de mieux gérer les contraintes de la vie moderne, conjugale et professionnelle.
Le sketch illustre avec légèreté le besoin d’évasion des travailleurs pris dans une routine pesante. Le tabac devient à la fois une dépendance et un prétexte à la liberté (temporaire) de philosopher. L’humour repose sur des jeux de langage, des glissements de sens, et une ironie constante, qui va jusqu’à la satire sociale (notamment sur les hiérarchies professionnelles, la place des fumeurs, ou les figures incontournables de l’enfer domestique comme la belle-mère).
L’usage de références scientifiques (les particules, le chat de Schrödinger…) vient habilement croiser le registre de la science avec celui de la vie quotidienne, dans un esprit de vulgarisation joyeusement décalée. Ce décalage crée une forme d’absurde très maîtrisée, tout en pointant du doigt l’insatisfaction contemporaine face à la complexité croissante des rôles à tenir (parent, salarié, conjoint…).