Le pari de Pascal

Sketch de Jean-Pierre Martinez

Un personnage arrive, désorienté. Il jette un regard au plan qu’il tient à la main. Il aperçoit alors quelque chose par terre et, intrigué, le ramasse. C’est un billet de banque, qu’il examine avec curiosité. Un autre personnage arrive. Le premier interpelle le second.
Un – Excusez-moi, vous n’auriez pas…?
Deux (l’interrompant) – Désolé, mais je n’ai pas de monnaie.
Un – Ah non, mais je ne fais pas la manche… Au contraire… Je voulais vous demander si vous n’aviez pas perdu un billet, par hasard ?
L’autre, surpris, s’arrête et se radoucit quelque peu.
Deux – Un billet ? Ça dépend… C’est un billet de combien ?
Le premier jette un regard au billet.
Un – Cinq cents.
Deux – Ah oui, quand même… Attendez, je regarde… (Il fait mine de fouiller ses poches.) Je… Oui, peut-être… Un billet de cinq cents euros, vous disiez ?
L’autre examine le billet.
Un – Oui, cinq cents… Ah non, dites donc…
Deux – Ce n’est pas un billet de cinq cents ?
Un – Si, mais c’est un billet de cinq cents francs !
Deux – Des francs ? Vous voulez dire… des anciens francs ?
Un – Ah non, des nouveaux… Enfin… Les francs d’avant, quoi… Les anciens francs, ça n’existe plus, non ?
Deux – Les nouveaux francs non plus, ça n’existe plus… Faites voir…
L’autre lui tend le billet.
Deux – Ah oui, cinq cents francs. Un Pascal, comme on disait à l’époque…Ça faisait un moment que je n’en avais pas vu…Quand ils étaient en circulation, je n’en voyais déjà pas souvent…
Un – Pascal… C’était un philosophe, non ?
Deux – Un mathématicien, je crois…
Un – Ah oui ! Le pari de Pascal !
Deux – Cinq cents francs…
Un – Ça fait combien en euros ?
Deux – À peu près cent euros, non ? Quelque chose comme ça…
Un – Donc, ce n’est pas à vous… Vous croyez qu’on peut encore les échanger ?
Deux – À la Banque de France, vous voulez dire ? Ah, je ne crois pas, non… (Il lui rend le billet.) Je ne suis même pas sûr que ça existe encore, la Banque de France.
Un – Vous croyez ?
Deux – Maintenant, avec l’Europe…
Un – Quand même, la Banque de France…
Un troisième personnage arrive, semblant chercher quelque chose. Les deux autres le regardent, intrigués.
Un – Vous cherchez quelque chose ?
Trois – Oui, j’ai… Je crois que j’ai perdu cent euros, dites donc…
Deux – Cent euros ?
Un – Et vous n’en êtes pas sûr ? Il me semble que moi, si je perdais cent euros…
Trois – C’est-à-dire que… Je suis allé au distributeur, ça je le sais… J’ai retiré cent euros, comme d’hab… Mais je ne les retrouve pas… Ils sont peut-être tombés de ma poche… Vous ne les auriez pas trouvés, par hasard ?
Un – Cent euros ? Non…
Trois – Ou alors, j’ai oublié de les prendre…
Deux – Comment ça, oublié ?
Trois – Avant, c’était ma carte bancaire que j’oubliais dans le distributeur. Je prenais l’argent, et j’oubliais la carte… Maintenant, je fais bien attention à reprendre ma carte… Mais parfois, j’oublie de prendre les billets…
Un – Dans ce cas, la machine les ravale, non ?
Trois – Oui… À moins que quelqu’un ne les ait pris avant…
Deux – Ou que le vent les ait emportés.
Un – C’est vrai qu’il y a du vent, aujourd’hui.
Deux – Les feuilles mortes se ramassent à la pelle…
Le premier montre le billet qu’il a trouvé.
Un – Les billets de banque aussi…
Trois – Vous avez trouvé mes cent euros ?
Un – Voilà ce que je viens de ramasser par terre.
Il lui tend le billet de cinq cents francs.
Trois – Un billet de cinq cents francs…
Deux – Ça ne peut pas être le vôtre.
Trois – C’est quand même curieux, remarquez…
Un – Quoi ?
Trois – Cinq cents francs… ça fait à peu près cent euros, non ?
Deux – Mais enfin… comment votre billet de cent euros aurait-il pu se transformer en un billet de cinq cents francs ?
Trois – Ouais… Surtout que moi, c’étaient deux billets de cinquante euros.
Un – Comment vous le savez ? Vous n’êtes même pas sûr de ne pas les avoir oubliés dans le distributeur.
Trois – Vous avez raison… Mais les billets de cent euros, c’est plutôt rare, non ?
Deux – De nos jours, moins que les billets de cinq cents francs.
Un – Par quel miracle deux billets de cinquante euros pourraient se convertir en un billet de cinq cents francs ?
Deux – Personnellement, je ne crois pas aux miracles… Et puis transformer deux billets de cinquante euros en un billet de cinq cents francs même plus échangeable, tu parles d’un miracle…
Trois – Surtout qu’en réalité, cent euros, ça fait 655 francs et 96 centimes… En arrondissant un peu… Du coup je perds plus de 155 francs dans l’opération…
Un – Ah oui, on est loin de la multiplication des pains, c’est clair…
Ils restent un instant perplexes.
Deux – Ou alors, ça vient du DAB…
Trois – Comment ça ?
Deux – Vous dites que vous n’avez pas regardé les billets. Vous n’êtes même pas sûr de les avoir pris.
Trois – Et alors ?
Deux – C’est peut-être le distributeur qui vous a refourgué un billet de cinq cents francs au lieu de deux de cinquante euros.
Trois – Vous croyez ? Mais c’est du vol !
Deux – Il est peut-être détraqué.
Un – Mais enfin s’il n’a pas pris les billets, le DAB les a avalés.
Trois – Allez savoir… Il y a peut-être des DAB qui n’avalent pas…
Deux – Surtout quand on essaie de leur faire avaler des billets qui n’ont même plus cours.
Trois – Mais vous dites que c’est le distributeur qui me l’a refilé, ce billet de cinq cents balles ! Alors la banque me refile un billet périmé, et après, le DAB ne veut pas le ravaler ?
Deux – C’est vrai que c’est un peu dur à avaler…
Un – Peut-être qu’il l’a avalé, et qu’il l’a recraché.
Trois – En tout cas, j’ai l’impression désagréable que dans cette histoire, c’est moi qui me suis fait baiser.
Deux – C’est un peu l’impression qu’on a tous en sortant de sa banque, non ?
Trois – Un DAB qui se met à redistribuer des francs… Ça n’a pas de sens, non ?
Un – Je ne sais pas, moi… Vous voyez une autre explication, vous ?
Nouveau silence perplexe.
Un – Ils ne seraient pas repassés au franc sans nous le dire, quand même ?
Deux – C’est vrai que ça fait un moment que je n’ai pas écouté les informations…
Trois – Tout de même… Revenir au franc… On a beau être un peu distrait… On ne parle pas d’avoir raté le passage à l’heure d’été, là…
Deux – J’ai bien une autre hypothèse, mais ça fout un peu les jetons…
Un – Dites toujours…
Deux – Et si on avait fait un bond dans le passé…
Trois – Un bond ?
Un – Vous voulez dire… comme dans un film de science- fiction ? On aurait été projetés en arrière dans le temps… avant le passage à l’euro.
Trois – Vous plaisantez ? Et puis franchement, un voyage dans le temps… Si c’est juste pour revenir à l’époque du franc… Tu parles d’un film…
Deux – Je n’ai pas dit que c’était un bon film… C’est peut-être juste un mauvais cauchemar…
Un – C’est simple, on n’a qu’à regarder l’argent qu’on a dans nos poches…
Trois – Moi, je n’ai rien… J’allais au distributeur, justement…
Deux – Je suis parti sans mon portefeuille… Je viens de descendre la poubelle…
Un – J’ai un peu de monnaie dans ma poche…
Il fouille sa poche et en sort une pièce.
Un – Ah voilà… Une pièce de un euro…
Trois – Ouf…
Deux – Faites voir ? (Il l’examine.) C’est une pièce de dix francs…
Un – Non ?
Le troisième examine la pièce à son tour.
Trois – Ah oui, dites donc… C’est vrai que ça ressemble beaucoup à une pièce d’un euro… mais c’est bien une pièce de dix francs.
Deux – Je crois que là, il se passe vraiment quelque chose de pas ordinaire…
Un – Ne nous affolons pas… On me l’a peut-être refourguée à la boulangerie par erreur, cette pièce de dix francs… Ça arrive…
Deux – Tout de même… Ça commence à ressembler à un faisceau de présomptions, comme on dit dans les séries policières…
Arrive un quatrième personnage.
Quatre – Excusez-moi de vous déranger, je sais que ça va vous paraître curieux comme question, mais vous n’auriez pas trouvé un billet de cinq cents francs, par hasard ?
Les trois autres le regardent avec suspicion.
Un – À moi de vous poser une question… En quelle année sommes-nous ?
Quatre – Mais… on est toujours en 2015, il me semble… Jusqu’au 31 décembre en tout cas…
Deux – Alors comme ça, en 2015, vous vous baladez dans la rue avec un billet de cinq cents francs ? Non mais vous vous rendez compte ?
Un – C’est vrai, on était morts d’inquiétude, nous !
Trois – On a cru un instant qu’on avait fait un grand bond en arrière. Comme dans ce film, là… Retour vers le passé…
Quatre – Ce n’est pas Retour vers le futur, le film ?
Deux – Oui, bon, ce n’est pas le problème.
Quatre – Excusez-moi, je… je ne pensais pas vous…
Deux – Non mais c’est un monde, tout de même…
Un – Tenez, le voilà votre billet de cinq cents balles !
Trois – Mais qu’est-ce que vous allez foutre avec ça ?
Quatre – Eh bien… Je me rendais présentement chez un numismate…
Trois – Un numismate ?
Quatre – Les… Les pièces et les billets de collection, vous voyez…
Un – Je vois…
Quatre – J’ai retrouvé ce billet chez moi, dans un bouquin qui appartenait à mon grand-père.
Deux – Le genre de grand-père à se servir de billets de banque comme marque-pages…
Un – Remarquez, c’est vrai que c’est moins salissant que les sardines à l’huile.
Quatre – Donc j’ai regardé sur Internet ce que ça pouvait valoir aujourd’hui.
Deux – Combien ?
Quatre – Cent euros ! Vous vous rendez compte ? À l’époque où c’était encore échangeable, ça n’en valait que soixante-seize…
Trois – Ah oui, c’est… C’était un petit malin, votre pépé, finalement.
Un – Oui, c’est ce qui s’appelle un pari sur l’avenir… Avec ce Pascal, votre grand-père vous aura fait gagner dans les vingt-quatre euros.
Quatre – Ça fait combien, vingt-quatre euros, en francs ?
Trois – Environ 157 francs et 43 centimes…
Quatre – Ouah… Bon ben… Merci, en tout cas… Heureusement qu’il y a encore des gens honnêtes comme vous…
Les trois qui restent regardent le quatrième partir.
Trois – Ça ne me dit pas où sont passés mes cent euros, tout ça…
Les deux autres le regardent.
Noir.

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Sketch extrait du recueil Brèves de trottoirs
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Couverture du recueil de sketchs Brèves de trottoirs de Jean-Pierre Martinez

Retrouvez l’ensemble des pièces de théâtre de Jean-Pierre Martinez sur son site : https://jeanpierremartinez.net

Analyse
« Le pari de Pascal » est une parabole ironique sur la valeur que nous accordons aux choses — monnaie, temps, mémoire, honnêteté, confiance. Tout part d’un objet anodin, un billet obsolète, qui devient le catalyseur de toute une série de délires économiques et existentiels. Le sketch joue avec les différences générationnelles et monétaires (francs, euros, anciens francs), et utilise la confusion temporelle comme ressort comique : et si on avait fait un bond dans le passé ? Et si le DAB s’était détraqué ? Le comique repose à la fois sur des dialogues vifs et sur des raisonnements absurdes mais plausibles.
La référence au « pari de Pascal » (mieux vaut croire en Dieu au cas où…) est ici transposée à la foi dans le système monétaire et dans les reliques qu’il laisse derrière lui : une manière malicieuse de montrer que la croyance dans la valeur d’un billet est elle-même un acte de foi. Le sketch joue ainsi avec l’économie, la métaphysique… et les absurdités du quotidien.
Le personnage du collectionneur vient conclure le sketch avec une forme de morale ironique : c’est celui qui n’a rien demandé, mais qui savait ce qu’il cherchait, qui gagne. Comme quoi, parfois, l’héritage d’un grand-père vaut plus qu’un retrait de DAB.

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