L’auteur en question

Sketch de Jean-Pierre Martinez

Un homme arrive, et s’assied sur le banc. Au bout d’un moment, il ferme les yeux. Une femme arrive à son tour, et s’assied à côté de lui. Sentant sa présence, il ouvre les yeux.
Homme – Pardon, je ne vous avais pas entendue arriver.
La femme sourit. Silence.
Femme – Je vous écoute…
Homme – Je pensais que vous alliez me poser une question, au moins pour commencer.
Femme – Ah oui ?
Homme – Je croyais que ça se passait comme ça. Que vous me posiez des questions.
Femme – Si vous commenciez par vous présenter.
Homme – Me présenter ? Vous voulez dire… nom, prénom, âge, qualité… comme disent les policiers ?
Femme – Vous considérez cet entretien comme un interrogatoire ? Vous auriez donc quelque chose à vous reprocher…
Homme – Là vous marquez un point.
Femme – Je ne suis pas là non plus pour marquer des points. Ce n’est pas un match. Il n’y aura pas de perdant.
Homme – D’accord.
Femme – Comment vous présenter au monde qui vous entoure ? C’est ça la question.
Homme – Puisqu’il faut bien choisir un mot, je dirais que je suis auteur. Écrivain, ce serait trop prétentieux. Les vrais écrivains, ce sont les grands romanciers. Un auteur de théâtre n’écrit que des dialogues.
Femme – Alors Shakespeare et Molière ne seraient pas de vrais écrivains ?
Homme – Les personnages de leurs pièces parlaient en vers. Moi j’écris comme on parle… Je pense que pour eux, on peut dire dramaturge. Mais dramaturge, c’est encore un peu trop sérieux pour moi.
Femme – Et pourquoi cela ?
Homme – Dans dramaturge, il y a drame. Je ne me reconnais pas dans cette appellation de dramaturge ou d’auteur dramatique. Je n’écris que des comédies. La vie est déjà assez tragique comme ça. À quoi bon en rajouter ?
Femme – Mais vous êtes un artiste ?
Homme – Je n’aime pas trop ce terme non plus. On a l’impression que l’artiste n’est pas un homme comme tout le monde, mais une sorte de medium en relation avec un au-delà dont il serait chargé de ramener quelques échos au commun des mortels. Moi je ne parle que du monde qui nous entoure. Un écrivain ou surtout un poète, c’est un artiste, peut-être. Un auteur, c’est un artisan. Et un auteur de théâtre… on peut dire que c’est un ouvrier spécialisé.
Femme – En somme, vous refusez de vous prendre au sérieux… mais vous voudriez que les autres vous prennent en considération. C’est un peu contradictoire, non ?
Homme – On ne devrait jamais faire grand cas des gens qui ont une trop haute opinion d’eux-mêmes. Les comédies se moquent d’abord des gens qui se prennent au sérieux.
Femme – Vous allez publier votre centième pièce. C’est beaucoup…
Homme – Beaucoup trop, diront certains.
Femme – Pourquoi cette boulimie d’écriture ?
Homme – J’ai toujours eu envie de raconter des histoires. Sans doute parce qu’enfant, on ne m’en a jamais racontées. Je pense que toutes ces histoires que j’invente, c’est d’abord à moi que je les raconte.
Femme – Pourtant, vous vous êtes mis à l’écriture très tardivement…
Homme – Cervantès a commencé à écrire à l’aube de la quarantaine.
Femme – Cervantès… C’est donc malgré tout un romancier que vous prenez pour modèle.
Homme – Don Quichotte est d’abord un personnage comique. Parce qu’il se prend trop au sérieux, justement. Et parce qu’il prend ses rêves pour des réalités.
Femme – Prendre ses rêves pour des réalités est une folie. Essayer de faire de ses rêves des réalités, c’est un projet raisonnable.
Homme – Faire de ses rêves des réalités, c’est l’objet de la religion comme de l’art dramatique. Et à l’église comme au théâtre, cette réalité est conditionnée par un acte de foi du public. C’est sans doute parce que l’Église considérait le théâtre comme un dangereux concurrent qu’elle a persécuté les comédiens avec autant de zèle.
Femme – Et si la réalité elle-même n’était qu’une illusion, nous ne serions vous et moi que les créatures fictives du grand metteur en scène de l’univers.
Homme – Ce qui nous ramène à Shakespeare : le monde est un théâtre.
Femme – Et nous ne faisons qu’y passer…
Elle se lève et lui tend la main. Il la saisit et se lève à son tour. Ils sortent.
Noir.

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Sketch extrait du recueil Brèves de square
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Retrouvez l’ensemble des pièces de théâtre de Jean-Pierre Martinez sur son site : https://jeanpierremartinez.net

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