Insecticide

Sketch de Jean-Pierre Martinez

Un homme et une femme sont assis lʼun à côté de lʼautre. Il fait des mots-croisés. Elle regarde quelque chose sur sa propre main. Il le remarque.
Homme – Quʼest-ce que tu regardes ?
Femme – Une fourmi.
Homme – Il y en a encore plein dans la maison. Je leur ai pourtant mis du poison, mais ça nʼa pas lʼair de leur plaire.
Femme – Parce quʼen plus, ça devrait leur plaire ?
Homme – Le produit ! Ça nʼa pas lʼair de les attirer…
Femme – Ça ne risque pas dʼattirer le chat, au moins ? Il est tellement con, ce chat.
Homme – Cʼest dans une petit boîte avec des ouvertures tout autour. Elles sont supposées rentrer là-dedans, bouffer le poison, et le ramener à la fourmilière pour empoisonner toutes les autres.
Femme – Génial…
Homme – Tu parles… Elles passent devant la boîte. Certaines sʼarrêtent pour regarder, mais personne ne rentre.
Femme – Si elles refusent de collaborer, alors…
Homme – Surtout que ce nʼest pas donné, ce piège à la con.
Femme – Peut-être que ce nʼest pas si con que ça, une fourmi, finalement. Je me demande si ce nʼest pas toi qui tʼes fait piéger.
Homme – Ouais…
Femme – Et quʼest-ce quʼelles tʼont fait exactement, ces fourmis. Je veux dire… personnellement.
Homme – Je ne sais pas… Des fourmis, dans une maison… Ça ne fait pas très propre, non ?
Elle continue à regarder la fourmi.
Femme – Celle-là a lʼair bien en forme, en tout cas.
Homme – Tant mieux pour elle.
Femme – On dirait quʼelle a conscience dʼavoir échappé de peu à un génocide.
Homme – Je crois que dans ce cas, on dirait plutôt un insecticide.
Femme – Ou un fourmicide. (Elle observe la fourmi.) Je me demande si les fourmis ont une vie privée…
Homme – Une vie privée ? Tu veux dire… comme nous ? Après leur journée de boulot, est-ce quʼelles rentrent chez elles pour regarder un peu la télé avant dʼaller se coucher ? Histoire dʼêtre en forme pour retourner bosser le lendemain…
Femme – Est-ce quʼelles ont la moindre existence individuelle, ou est-ce que chaque fourmi nʼest quʼun simple rouage de la fourmilière ? Une pièce détachée, en quelque sorte…
Homme – Je crois que cʼest Descartes qui parlait des animaux machines.
Femme – Comme quoi les philosophes disent beaucoup de conneries. Je pense, donc je suis… Tu parles dʼune trouvaille…
Homme – Tu as raison, ce nʼest pas parce quʼune fourmi ne pense pas quʼelle nʼexiste pas…..
Elle regarde la fourmi sur sa main.
Femme – Et puis comment être vraiment sûre que cette fourmi ne pense pas ? On nʼest pas dans sa tête…
Homme – Je veux bien que ce con de chat pense à quelque chose, de temps en temps. À bouffer, par exemple. Mais un insecte…
Femme – Tu crois quʼun insecte, ça ne pense pas ?
Homme – Cʼest pour ça quʼon nʼa aucun scrupule à les exterminer, non ? Tu imagines aller chez le droguiste et lui demander un produit pour empoisonner les oiseaux, parce quʼils font des crottes partout sur la terrasse ?
Femme – Non.
Homme – Les fourmis, on nʼa même pas besoin de fournir un mobile pour acheter de quoi les exterminer. Le poison est en vente libre. On en fait même la pub à la télé. En lʼoccurrence, le produit nʼest pas très efficace, mais bon…
Femme – Alors on a plus dʼempathie pour les oiseaux, qui sont les descendants des dinosaures, que pour les fourmis, qui sont pourtant des animaux sociaux, comme nous…
Homme – En tout cas, pour reprendre ta question, les oiseaux ont certainement une vie privée. Au printemps, ils essaient de se trouver un partenaire, ils vivent en couple dans un nid, ils élèvent les gosses ensemble…
Femme – Et ce serait cette vision anthropomorphique des oiseaux qui expliquerait quʼon les protège, alors quʼon massacre les fourmis sans se poser de questions ?
Homme – Pas seulement les fourmis. Les mouches ou les moustiques aussi, on les écrase en toute impunité et avec un plaisir sadique.
Femme – Dʼautant quʼeux, ce ne sont même pas des animaux sociaux.
Homme – Non, les insectes… À part les abeilles parce quʼelles font du miel…
Femme – On considère que les insectes sont totalement dénués de sensibilité.
Homme – Cʼest vrai que ce nʼest pas très affectueux une blatte, et on nʼa jamais vu personne prendre un hanneton comme animal domestique. Un serpent ou un reptile, à la rigueur. Un insecte, jamais.
Elle regarde à nouveau sa main.
Femme – La saloperie, elle mʼa piquée, dis-donc… Quelle ingratitude. Moi qui essayais dʼêtre un peu indulgente avec son espèce.
Elle écrase la fourmi en se donnant une tape sur la main.
Homme – Ah… Ton premier fourmicide… Tu verras, il nʼy a que le premier pas qui coûte.
Femme – Ça devait être une fourmi rouge.
Homme – Et voilà… Même avec les fourmis, on ne peut pas sʼempêcher de faire de la discrimination.
Noir.

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Sketch extrait du recueil Drôles d’histoires
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Couverture du recueil de sketchs Drôles d'histoires

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