Sketch de Jean-Pierre Martinez
Elle est plongée dans la lecture des programmes de cinéma. Il arrive.
Elle – Ça s’est bien passé, ta journée ?
Lui – Ça va, mais je suis crevé. Et toi ?
Elle – La routine… Mais heureusement, c’est vendredi ! Qu’est-ce que tu veux faire ce soir ?
Lui – Je ne sais pas. Tu as envie de quoi ?
Elle – On pourrait se faire un ciné.
Lui – Ouais… Qu’est-ce qu’il y a à voir en ce moment ?
Elle – Il y a un film coréen au Quartier Latin. Il a de très bonnes critiques. Mais je te préviens, ça dure deux heures quarante.
Lui – Super… En V.O. donc…
Elle – Évidemment.
Lui – Coréen du Nord ou coréen du Sud ?
Elle – Pourquoi, il y a une de ces deux langues que tu maîtrises mieux que l’autre ?
Lui – Non, mais… tant qu’à faire, l’accent du Sud, c’est toujours un peu plus chantant.
Elle – De toute façon, je ne pense pas que les Coréens du Nord aient assez de pellicule pour faire un film de deux heures quarante.
Lui – Tant mieux…
Elle – Sinon, il y a un film polonais dont une copine m’a parlé. Il paraît que c’est très bien.
Lui – Polonais ? Ça parle de quoi ?
Elle – Une histoire de virus qui se répand sur la Terre entière, et qui oblige tout le monde à rester confiné chez soi. Avec toutes les conséquences que ça peut entraîner sur la vie de couple…
Lui – La science-fiction, je n’aime pas trop… Alors la science-fiction polonaise…
Elle – Je vois…
Lui – Et puis entre nous… se pousser à sortir de chez soi pour aller voir sur grand écran des gens qui s’emmerdent chez eux. Des Polonais, en plus.
Elle – Dis plutôt que tu n’aimes pas le cinéma d’auteur, ça ira plus vite.
Lui – Ce n’est pas vrai. Kieslowski, j’avais bien aimé. Il est bien Polonais, non ?
Elle – Oui.
Lui – Le Décalogue, je me souviens très bien. On s’est tapé les douze.
Elle – Les douze, tu crois ?
Lui – On les a tous vus, non ?
Elle – Il n’y en a que dix.
Lui – Tu es sûre ?
Elle – Le Décalogue.
Lui – Ah oui, peut-être. En tout cas, on les a tous vus.
Elle – C’était il y a très longtemps… À l’époque où on s’est connus. On habitait encore chacun chez nos parents, et on passait la moitié de la séance à se bécoter…
Lui – Tu as raison. C’est sûrement de là que me vient ma passion pour le cinéma polonais.
Elle – Pour le reste, je ne suis pas sûre que tu te souviennes de grand-chose. Moi non plus, d’ailleurs, parce que lire des sous-titres tout en roulant une pelle à son voisin. À moins d’être contorsionniste…
Lui – En tout cas, ça m’avait bien plus.
Elle – Le film ou…
Lui – Les deux.
Elle – Alors, ce ciné ? On se le fait ou pas ?
Lui – Un vendredi, il risque d’y avoir du monde, non ?
Elle – Oui… C’est le jour où les gens qui travaillent sortent au cinéma.
Lui – Et puis maintenant qu’on peut se bécoter tranquillement chez soi devant la télé, à quoi bon aller au cinoche.
Il s’approche d’elle et l’enlace.
Elle – Se bécoter au cinéma, ça nous rajeunirait un peu. En tout cas ça nous changerait…
Lui – Ben oui, mais si c’est pour ne rien voir du film… et que dans vingt ans tu me le reproches encore.
Elle – D’accord, tu as gagné. Alors soirée télé à la maison.
Lui – Qu’est-ce qu’il y a d’intéressant ?
Elle regarde un magazine télé.
Elle – Tiens, c’est marrant…
Lui – Quoi ?
Elle – Sur Arte, ils rediffusent l’intégrale du Décalogue de Kieslowski.
Lui – Ah ouais… Non mais comme on les a déjà vus…
Elle – Je te rappelle qu’on ne les a pas vraiment vus dans des conditions idéales.
Lui – Ouais mais… le cinéma à la télé, ça ne donne rien, non ?
Elle – Ah… pas de chance.
Lui – Pourquoi ?
Elle – Ces dix films de Kieslowski étaient initialement destinés à la télévision polonaise. C’est pour ça qu’ils duraient moins d’une heure, et qu’au cinéma, on les diffusait deux par deux.
Lui – Deux par deux ? Ah d’accord… Alors c’est pour ça qu’à la fin de chaque séance, je ne comprenais jamais le rapport avec le début du film. En fait, c’était deux films différents…
Elle – Voilà… Et comme en général, après m’avoir tripotée pendant la première demi-heure, tu t’endormais avant le début du deuxième film…
Lui – Il fallait vraiment que tu m’aimes.
Elle – Toi aussi… pour que je puisse te traîner cinq fois de suite au cinéma voir dix films en polonais. Et tu m’aimes toujours ?
Lui – Comme au premier jour du premier film des Dix commandements.
Elle – Tu te souviens lequel c’est au moins ?
Lui – Quoi ?
Elle – Le premier commandement.
Lui – Non, je ne me souviens pas de ça non plus.
Elle – Tu n’auras d’autre Dieu que moi.
Lui – C’est promis, je n’aurai d’yeux que pour toi.
Elle – Amen.
Lui – Je peux embrasser la mariée, maintenant ?
Elle – Attends au moins que j’allume la télé…
Noir.

Toute représentation, gratuite ou payante, doit être autorisée par la SACD.
Sketch extrait du recueil Brèves du temps perdu
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