Sketch de Jean-Pierre Martinez
Un personnage (homme ou femme) habillé de couleurs vives est là. Il semble attendre quelque chose ou quelqu’un. Un autre personnage (également de sexe indifférent) vêtu de noir arrive. Il porte un sac sur le dos et un siège pliant sous le bras. Il s’adresse au premier.
Deux – C’est bien là, pour la figuration ?
Un – Oui. Enfin on m’a dit d’attendre là…
Deux – OK.
Il déplie son siège et s’assied. Puis il sort de son sac à dos un thermos de café et un sandwich dans une feuille d’aluminium. Il déballe son sandwich et commence à manger. L’autre le regarde faire avec curiosité.
Un – J’imagine que ce n’est pas votre première figuration.
Deux – J’ai fait ça toute ma vie. Mes parents m’avaient inscrit sur un site web à ma naissance, pour faire des figurations de bébés prématurés…
Un – Prématurés ?
Deux – Je suis né trois mois avant terme.
Un – Ça existe, les figurations de bébés prématurés ?
Deux – C’est très rare… Mais comme d’un autre côté, il y a très peu de candidats…
Un – Ça vous a permis de mettre le pied à l’étrier.
Deux – Ensuite j’ai fait des pubs pour des couches-culottes, puis des céréales, des pommades contre l’acné, des crédits immobiliers, de la chirurgie esthétique, des appareils auditifs, des fauteuils monte-escalier, des protections urinaires…
Un – Des couches-culottes aux protections urinaires… On peut dire que la boucle est bouclée…
Deux – Là, je viens de faire une figuration dans une pub pour les conventions obsèques.
Un – Vous avez raison… J’imagine que dans ce métier, il faut savoir s’adapter si on veut faire une longue carrière.
Deux – Je fais aussi de la télévision et du cinéma, évidemment.
Un – Et toujours comme figurant ?
Deux – Des silhouettes, comme on dit. J’ai fait quelques voix off, aussi. Mais oui. Soit on me voit, soit on m’entend, mais jamais les deux à la fois.
Un – Et vous n’avez jamais essayé d’être acteur ? Je veux dire, un acteur à part entière… Interpréter un personnage, dire des dialogues… Acteur, quoi…
Deux – Au début, oui. J’ai passé quelques castings. Mais je n’ai jamais été retenu. Il faut croire que ma voix ne va pas avec mon physique. Alors j’ai laissé tomber. Être acteur, vous savez, ça n’a pas que des avantages.
Un – Ah, oui ?
Deux – Quand on vous voit et qu’on vous entend, je veux dire en même temps, on finit par vous reconnaître évidemment.
Un – Et ça, pour vous, c’est un inconvénient…?
Deux – Le problème, c’est qu’on vous colle une étiquette. On vous associe à un rôle en particulier. Toujours le même…
Un – Je vois…
Deux – Dans toutes les séries policières, vous jouez le rôle du médecin légiste, par exemple. Au début, c’est bien, ça vous permet de travailler régulièrement.
Un – Mais au bout d’un moment, le public finit par se lasser…
Deux – Et là, on ne vous propose plus rien.
Un – Les directeurs de casting n’ont aucune imagination.
Deux – Moi, le plus souvent, on ne me voit que de dos ou de trois-quart. Alors bien sûr on ne me reconnaît pas.
Un – Au moins, on ne vous embête pas au restaurant pour vous demander un autographe.
Deux – Même ma concierge ne me reconnaît pas. Pourtant, je lui donne des étrennes tous les ans. D’ailleurs vous non plus, vous ne m’avez pas reconnu…
Un – On s’est déjà rencontrés ?
Deux – On s’est croisés sur le tournage de cette nouvelle série policière.
Un – Ah, oui… Celle où Miss France joue le rôle de cette enquêtrice non-voyante.
Deux – Non-voyante mais extra-lucide.
Un – Et vous faisiez le médecin légiste ?
Deux – Je faisais le type que le médecin légiste était en train d’autopsier.
Un – Désolé, je ne me souviens pas de vous…
Deux – Qu’est-ce que je vous disais… Même mon père, parfois, il ne me reconnaît pas.
Un – C’est peut-être Alzheimer…
Deux – Même à ma naissance, il ne m’a pas reconnu… Et vous ?
Un – Moi ?
Deux – Vous faites ça depuis longtemps ?
Un – Ah, non, moi je… C’est seulement ma deuxième figuration. D’ailleurs, je me demande si je vais continuer.
Deux – On dit ça, et puis… trente ans après, on joue les cadavres dans une pub pour les pompes funèbres.
Un – Oui… C’est un peu pour ça que… je me demande si je ne ferais pas mieux d’arrêter tout de suite.
L’autre prend son thermos et se sert un café.
Deux – Vous voulez un café ?
Un – Non, merci, ça ira.
L’autre sirote son café un instant en silence.
Deux – Eh, oui… On prend vite ses petites habitudes, vous voyez.
Un – Il paraît que Simone Signoret tricotait entre deux prises.
Deux – Et pourtant, c’était une grande actrice.
L’autre regarde vers les coulisses.
Un – Ah, je crois que ça va commencer.
Deux – Quand il faut y aller, il faut y aller…
Il range ses affaires pour partir.
Un – Vous savez ce qu’on doit faire aujourd’hui ? Ils ont oublié de me le dire.
Deux – Je m’en doute. Sinon, vous vous seriez sûrement habillé autrement.
Un – Je pensais qu’en mettant des couleurs vives, j’aurais une chance de me faire remarquer.
Deux – Dans ce cas, c’est réussi.
Un – Ah, oui…?
Deux – On fait la foule des anonymes, à l’enterrement d’une célébrité.
L’autre regarde autour de lui.
Un – Pour l’instant, on n’est que deux.
Deux – C’est un film à petit budget…
Ils commencent à s’éloigner.
Noir.

Toute représentation, gratuite ou payante, doit être autorisée par la SACD.
Sketch extrait du recueil Brèves de coulisses
Lien vers le recueil pour l’acheter ou le télécharger gratuitement (PDF).

Retrouvez l’ensemble des pièces de théâtre de Jean-Pierre Martinez sur son site : https://jeanpierremartinez.net