Sketch de Jean-Pierre Martinez
Un homme entre, genre VRP, une mallette à la main. Il attend, ne sachant pas quoi faire. Puis il en profite pour examiner discrètement les lieux. Son jugement semble très favorable. Son portable sonne, il répond.
Lui – Oui…? Oui, chérie… Oui, j’y suis… Non, la fille de l’agence n’est pas encore arrivée. Je suis un peu en avance. Une occasion pareille, tu penses bien. Je tenais absolument à être le premier. Oui, elle m’a dit qu’il y avait quelqu’un d’autre sur l’affaire… Non, non, c’était ouvert, alors j’en ai profité pour entrer… Ah, oui, je t’assure, c’est vraiment magnifique. Le coup de cœur, je te jure. Non, je crois que cette fois, c’est le bon. Et à ce prix là… Les propriétaires sont pressés, apparemment… Un divorce, il paraît… Excuse-moi, je vais devoir te laisser… Je l’entends qui arrive… OK, je te rappelle après, d’accord…? Tchao…
Une femme entre. Elle est habillée un peu de la même façon que lui, au féminin, et porte également une mallette.
Elle – Bonjour… Vous êtes bien…?
Lui – Oui…
Elle – Je me suis garée sur une place handicapés, mais bon… On n’en a pas pour très longtemps…
Lui – Non, bien sûr…
Elle jette un regard sur la pièce. Il paraît décontenancé.
Elle – Ah, oui, c’est…
Lui – C’est la première fois que vous le voyez…?
Elle – Oui… Pourquoi ?
Lui – Non, non… Rien… Je…
Elle – Ce n’est pas très grand, évidemment, mais bon…
Lui – Pour un couple.
Elle – Oui.
Lui – Il y a pas mal de placards…
Ils semblent tous les deux un peu embarrassés.
Elle – Il faut reconnaître qu’à ce prix-là, c’est une occasion à saisir.
Lui – Oui…
Elle – Vous… Vous faites ça depuis longtemps…
Lui – Ça ?
Elle – Vous débutez, je me trompe ?
Lui – C’est-à-dire que… Pourquoi ?
Elle (amusée) – Ça se voit un peu…
Lui – Ah, oui…?
Elle – Vous n’êtes pas très… Mais au contraire, hein… Ça fait six mois qu’on cherche, alors évidemment… Excusez-moi, mais… les agents immobiliers, on commence à connaître leur baratin… Alors là, ça me repose un peu…
Lui – Bien sûr…
Elle – Et puis c’est vrai qu’un appartement comme ça, à ce prix là… Il n’y a pas vraiment besoin d’en rajouter…
Lui – Non…
Elle (reprenant sa visite) – Ah, oui, c’est… C’est très lumineux…
Lui – Oui, enfin…
Elle – Pardon ?
Lui – Surtout la journée…
Elle – Oui… C’est sûr que la nuit… Ça doit être un peu plus sombre…
Lui – Eh bien justement non.
Elle – Non ?
Cherchant quelque chose pour argumenter, il se place face au public devant l’endroit supposé de la fenêtre.
Lui – Vous avez vu cette enseigne lumineuse, sur le toit, là-bas, juste en face…
Elle – Ah, non…
Lui – Pour la boîte de nuit, en bas ! Avant de vous coucher, vous avez intérêt à fermer les volets…
Elle – Ah, oui…
Lui – Le problème, c’est… qu’il n’y a pas de volets.
Elle – Ah, non…
Lui – En revanche, si vous êtes insomniaque, vous pouvez lire jusqu’au lendemain matin, vous n’avez même pas besoin d’allumer la lumière. Vous êtes insomniaque ?
Elle – Des fois…
Lui – L’avantage, c’est que vous ne serez pas réveillée à quatre heures du matin quand les clients quittent la boîte et s’en grillent une en chahutant avant de rentrer chez eux à moitié bourrés.
Elle – Je croyais que c’était la première fois que vous veniez ici… Vous avez l’air de bien connaître le voisinage…
Lui – Déformation professionnelle… Dans notre métier, on a l’œil pour tous ces petits inconvénients qui n’apparaissent généralement aux acheteurs imprudents qu’après avoir signé la promesse de vente…
Elle – Il y a quand même une belle hauteur de plafond…
Lui – Oui…
Elle – Non…?
Lui – Si, si… C’est… C’est sûr que c’est très agréable, cette impression de volume…
Elle – Oui…
Lui – Mais il faut aussi penser au chauffage…
Elle – Le chauffage…
Lui – Plein nord, comme ça… Là, on est en été… Mais au mois de décembre…
Elle – Vous croyez ?
Lui – Quand on est chauffé au gaz, encore…
Elle – Oui…
Lui – Mais là, avec le chauffage électrique…
Elle – Ah, oui…
Lui – En plus il n’y a qu’un radiateur…
Elle – Mmm…
Lui – Et pas bien gros encore.
Elle – Non…
Lui – Allez savoir s’il marche, au moins…
Elle (intriguée) – Vous êtes payé à la commission ?
Lui – Non, pourquoi ?
Elle – Comme ça… Enfin, la journée, ça a l’air plutôt calme, non ?
Lui (jetant un nouveau regard par la fenêtre) – Ouh, là… Vous avez vu, à droite ?
Elle – Quoi ?
Lui – L’école !
Elle – Ah, oui… Nous n’avons pas encore d’enfants mais… C’est vrai que ce serait pratique…
Lui – Mmm…
Elle – Non ?
Lui – Attendez l’heure de la récréation…
Elle – Vous voulez dire…
Lui – Vous ne travaillez pas chez vous, au moins ?
Elle – Si… Je… Je suis traductrice…
Lui – Croyez-moi… Une école… Quand on ne rentre chez soi que le soir, ça va… Mais quand on a besoin de tranquillité pour travailler pendant la journée…
Elle – À ce point là…?
Lui – Depuis combien de temps vous n’avez pas mis les pieds dans une cour de récréation ?
Elle – Je ne sais pas…
Lui – Croyez-moi, une école… Il vaut encore mieux habiter à côté d’une centrale nucléaire…
Elle – Ah, oui ?
Lui – Ça fait moins de bruit…
Elle – Mais… Pourquoi vous me dites tout ça ? Votre métier, c’est de vendre des appartements, non ?
Lui – Vous m’êtes sympathique, je ne sais pas pourquoi… Je ne voudrais pas que… Et puis je finirai bien par trouver un autre pigeon…
Elle – Je vous remercie de votre honnêteté… Je suis très touchée…
Lui – Je vous en prie.
Elle – Et les toilettes ?
Lui – Dans la salle de bain…
Elle – Ça prend moins de place.
Lui – Mais ce n’est pas très commode… surtout si vous comptez agrandir la famille.
Elle – D’accord… Je vais peut-être réfléchir encore un peu, alors…
Lui – Prenez tout votre temps… Je ne pense pas que ce genre de produits parte très rapidement, de toute façon…
Elle – Merci… Alors je vais y aller… Je suis garée sur une place handicapés…
Lui – Oui… Je crois qu’il y a un hôpital psychiatrique, pas très loin…
Elle se demande s’il ne viendrait pas de s’en échapper.
Elle – Vous êtes un drôle d’agent immobilier…
Lui – Vous trouvez…?
Elle (troublée) – J’y vais…
Lui – OK… (Elle s’en va. Il jette un regard sur l’appartement, avec un air beaucoup moins satisfait. Son téléphone sonne.) Oui…? Ah, c’est toi… Non, ce n’était pas l’agent immobilier, en fait, c’était… Écoute, je ne peux pas te raconter ça tout de suite, la fille de l’agence va arriver… Tout ce que je peux te dire, c’est que maintenant, on est les seuls sur les rangs… (Essayant de se re-motiver) C’est génial, non ? L’appartement…? Écoute… Je me demande s’il est si bien que ça, finalement… Oui, je sais, c’est ce que je pensais, mais tu sais ce que c’est… Parfois, on a le coup de foudre et… Mais non, je ne dis pas ça pour toi… Je te parle de l’appartement ! Bon, on en reparle tout à l’heure, d’accord, j’entends des pas dans l’escalier…
À sa grande surprise, c’est la femme qui revient.
Elle – Vous croyez au coup de foudre…?
Il reste interloqué. Elle va vers lui et lui roule un patin. On entend au loin le vacarme allant croissant des enfants qui sortent en récréation. Le noir se fait. Relayé par le flash de lumière intermittent de l’enseigne lumineuse.

Toute représentation, gratuite ou payante, doit être autorisée par la SACD.
Sketch extrait du recueil Brèves du temps perdu
Lien vers le recueil pour l’acheter ou le télécharger gratuitement (PDF).

Retrouvez l’ensemble des pièces de théâtre de Jean-Pierre Martinez sur son site : https://jeanpierremartinez.net