Sketch de Jean-Pierre Martinez
Un personnage arrive, tirant un chien à roulettes accroché à une laisse. Un autre personnage arrive à son tour, un paquet de cigarettes à la main (le texte pourra être légèrement adapté en fonction du sexe des deux personnages).
Deux – Alors ça y est, vous êtes rentré ?
Un – Ah, bonjour ! Oui, oui, je suis rentré ce matin. Et vous ?
Deux – Hier soir.
Un – Pas trop de monde sur la route ?
Deux – On est partis de bonne heure, heureusement, parce que sinon…
Un – Eh oui… Fini les vacances…
Deux – Remarquez, on dit ça, mais en fin de compte, on n’est pas mécontent de rentrer chez soi, pas vrai ?
Un – Mmm…
Deux – On ne peut pas être en vacances tout le temps. À la fin, on s’ennuierait. (Il tend vers l’autre son paquet de cigarettes.) Cigarette ?
Un – Merci, j’ai arrêté.
Deux – Ah oui ?
Un – Les bonnes résolutions de la rentrée, vous savez… Maintenant, je vapote…
Il sort une cigarette électronique et se met à vapoter. L’autre range son paquet de cigarettes.
Deux – Remarquez, je ferais mieux de m’y mettre aussi… (Il sort une boîte de cachets, en avale un, s’apprête à ranger la boîte mais se ravise.) Oh pardon, vous en voulez un ? C’est un petit relaxant… En principe, c’est seulement sur ordonnance mais bon, ils sont très légers…
Un – Merci, j’ai aussi arrêté les médicaments…
Deux – Ouh là… On ne parle plus seulement de bonnes résolutions alors… C’est du lourd, dites-moi. Vous avez rencontré Dieu cet été, vous êtes devenu moine, et vous êtes juste passé récupérer vos affaires avant d’aller vous cloîtrer dans votre monastère, c’est ça ?
Un – Vous, en tout cas, vous n’avez pas fait vœu de silence…
Deux – Remarquez, c’est vous qui avez raison. Moi aussi, je ferais mieux d’arrêter.
Un – D’arrêter… de raconter des conneries, vous voulez dire ?
Deux – D’arrêter les médocs !
Un – Ah oui, bien sûr… C’est vrai que vous n’avez pas très bonne mine. Pour quelqu’un qui revient de vacances…
L’autre accuse un peu le coup.
Deux – Et votre femme, comment ça va ?
Un – À vrai dire… J’ai arrêté aussi.
Deux – Arrêté ?
Un – On n’arrêtait pas de se chamailler, de toute façon… Alors à la place, j’ai pris… un truc qui se gonfle…
Deux – Ah oui… Oui, c’est… C’est moins de complications, c’est sûr…
Un – Je la gonfle tous les soirs. On regarde un peu la télé, et puis… Et vous ?
Deux – Moi ? Ah non, moi je… Je suis toujours avec ma femme. À l’ancienne, quoi. Pour l’instant, c’est elle qui continue à me gonfler tous les soirs…
Un – Je vois…
Silence embarrassé.
Deux – Et le chien, comment il va ?
Un – Le chien ? Comme sur des roulettes.
Deux – Ah oui, je n’avais pas remarqué, dites donc… Alors vous avez aussi arrêté le chien…
Un – Celui-là n’aboie pas, et au moins, je ne suis pas obligé de ramasser les crottes derrière lui.
Deux – Évidemment… Mais alors pourquoi vous continuez à le sortir pour la promenade ?
Un – L’habitude, j’imagine… Mais vous avez raison, je crois que je vais arrêter aussi d’aller faire pisser le chien… Ça m’évitera les mauvaises rencontres…
Nouveau silence.
Deux – Je vous proposerais bien d’aller prendre une bière, mais je me doute un peu de ce que vous allez me répondre…
Un – J’ai arrêté l’alcool…
Deux – Et voilà.
Un temps.
Deux – Un café, peut-être ?
Un – J’ai arrêté la caféine.
Deux – Un déca ?
Un – Bon… Avec une sucrette, alors. Et à condition que vous me promettiez de la fermer un peu.
Deux – C’est ce que je dis toujours à ma femme. Tout serait tellement plus simple si les gens arrêtaient de parler pour ne rien dire.
Un – À qui le dites-vous…
Deux – Il y a des fois…
Un – On voudrait tout simplement ne plus en entendre parler.
Deux – Ça, je ne vous le fais pas dire… Et avec votre… truc gonflable, vous…
L’autre lui lance un regard agacé.
Deux – OK, je ne dis plus rien.
Ils s’en vont.
Un – Allez viens, le chien.
Deux – Il s’appelle le chien ?
Un – Vous ne m’aviez pas promis de la mettre un peu en veilleuse ?
Deux – Pardon…
Un – Je crois que je vais aussi arrêter les voisins…
Noir.

Toute représentation, gratuite ou payante, doit être autorisée par la SACD.
Sketch extrait du recueil Brèves de trottoirs
Lien vers le recueil pour l’acheter ou le télécharger gratuitement (PDF).

Retrouvez l’ensemble des pièces de théâtre de Jean-Pierre Martinez sur son site : https://jeanpierremartinez.net
Analyse
« Comme sur des roulettes » dresse un portrait acide et drôle de la fatigue existentielle contemporaine, à travers un échange où chaque phrase pourrait être la dernière avant un burn-out.
Le comique repose sur un enchaînement d’ »arrêts » : arrêt du tabac, de l’alcool, des médicaments, de la femme, du chien… jusqu’à l’envie d’arrêter les voisins eux-mêmes. C’est une escalade d’absences volontaires qui dessine une vision désabusée du lien social, de la vie conjugale et même de l’individualité.
L’image du chien à roulettes, drôle et mélancolique, cristallise ce que tout le sketch illustre : une volonté de maintenir l’illusion du quotidien (la promenade du chien), sans les contraintes, ni le vivant. La femme gonflable agit comme une extension de cette stratégie : garder une forme d’habitude, sans le trouble de l’humain.
Mais sous le comique grinçant, on perçoit une véritable souffrance, celle de personnages qui ne savent plus faire autrement que simuler la vie. Leur tentative d’échange finit par s’éteindre dans le silence, mais au fond, c’est peut-être là qu’ils sont le plus proches.
Un sketch tout en maîtrise, à la fois minimaliste dans la forme et profondément caustique dans le fond.