Sketch de Jean-Pierre Martinez
Il se présente devant elle.
Lui – Combien ?
Elle – 30 euros…
Lui – Super ou ordinaire ?
Elle – Ça existe encore, l’ordinaire ? Je pensais qu’il n’y avait plus que du super ? (Il ne dit rien.) Bon, ben mettez-moi de l’ordinaire. Pour changer un peu…
Lui – L’ordinaire, c’est plus cher.
Elle – Ah, bon ?
Lui – C’est devenu très rare, l’ordinaire. Il n’y en a pas partout…
Elle – Bon, ben mettez-moi du super, alors.
Lui – Super normal ou super plus ?
Elle – C’est quoi la différence ?
Lui – Super plus, c’est plus cher, mais ça consomme moins.
Elle – Qu’est-ce que vous me conseillez ?
Lui – Vous consommez beaucoup ?
Elle – Je ne sais pas. J’en prends toujours pour 30 euros…
Lui – Prenez du super plus.
Elle – Bon, ben… Le plein, alors… Je ne voudrais pas retomber en panne sèche…
Lui – Je vous fais les niveaux et la pression ?
Elle – C’est gratuit…?
Lui – C’est à la discrétion du client.
Elle – Mais… combien, sans indiscrétion.
Lui – Un euro, en moyenne. Deux pour les plus généreux. Cinq pour les bienfaiteurs de l’humanité. Je vous fais une carte de fidélité ?
Elle – Qu’est-ce qu’on gagne ?
Lui – Avec cinq pleins, vous avez droit à un lavage gratuit.
Elle – D’habitude, je la lave moi-même…
Lui – C’est quoi, ça ? Une crotte de pigeon…
Elle – Vous croyez…?
Lui – Il faut nettoyer ça. C’est très corrosif.
Elle – Qu’est-ce que je peux faire ?
Lui – Prenez une carte de fidélité.
Elle – Je ne viens pas souvent par là. Je suis en vacances…
Lui – C’est valable partout.
Elle – La prochaine fois, peut-être…
Lui – Voilà, ça fait 95 euros.
Elle – Tenez, gardez le tout. (Elle commence à s’éloigner mais se ravise.) Excusez-moi, vous savez où on est ?
Lui – Vous allez où ?
Elle – Je ne sais pas encore.
Lui – De toute façon, vous ne pouvez pas faire demi-tour.
Elle – Et la prochaine sortie, c’est loin ?
Lui – Ouh là…! C’est pas tout de suite, hein…!
Elle – Bon, ben je vais continuer, alors.
Lui – Bonne route.
Elle (en partant) – Merci.
Lui – Ah, les femmes…
Noir.

Toute représentation, gratuite ou payante, doit être autorisée par la SACD.
Sketch extrait du recueil Brèves du temps perdu
Lien vers le recueil pour l’acheter ou le télécharger gratuitement (PDF).

Retrouvez l’ensemble des pièces de théâtre de Jean-Pierre Martinez sur son site : https://jeanpierremartinez.net
Analyse
« Autoroute » est un sketch au réalisme faussement banal, qui glisse progressivement vers l’absurde existentiel. On y assiste à une conversation typique entre un pompiste et une conductrice, mais le dialogue s’enlise dans des détails absurdes : essence super ou ordinaire (lequel est plus cher ? lequel consomme plus ?), carte de fidélité, crotte de pigeon, pressions des pneus…
Ce foisonnement de détails inutiles souligne l’absurdité du monde de la consommation moderne, où l’on multiplie les choix sans qu’aucun ne semble vraiment important – sauf pour ceux qui les proposent. L’homme incarne ici une forme de système routinier, condescendant, dont les règles sont absurdes mais acceptées sans discussion.
La chute du sketch est plus métaphysique qu’il n’y paraît : la femme ne sait pas où elle va, elle ne peut pas faire demi-tour, et la prochaine sortie est lointaine. Ce cadre d’autoroute devient alors une métaphore de la vie moderne : on avance, on paye, on nettoie ses traces, mais on ignore où l’on va vraiment — et surtout, on ne peut pas revenir en arrière.
La réplique finale — « Ah, les femmes… » — est à la fois misogyne dans son ton apparent et révélatrice : elle clôt l’échange par un cliché qui masque l’angoisse plus universelle de tous les voyageurs perdus.