Sketch de Jean-Pierre Martinez
Un homme est là, habillé comme un enfant. Une femme arrive, également habillée comme une enfant.
Deux – Eh ben alors, qu’est-ce qui t’arrive ? Ça n’a pas l’air d’aller ?
Un – Non…
Deux – Où est-ce qu’ils sont tes enfants ?
Un – Mes enfants viennent de m’abandonner.
Deux – En pleine rue, comme ça ? Mais c’est monstrueux ! Comment peut-on faire ça à un adulte ? C’étaient tes enfants naturels ?
Un – Non, j’ai été adopté. Ils m’avaient recueilli à la SPA il y a à peine un an…
Deux – La SPA ?
Un – La Société protectrice des adultes.
Deux – Et voilà ! Les enfants ont perdu tout sens des responsabilités, de nos jours. Ils prennent un parent de compagnie sur un coup de tête, sans réfléchir à toutes les contraintes que ça représente, le nourrir, l’habiller, le promener… Et quand ils en ont assez, ils l’abandonnent sur le trottoir. Un adulte, ce n’est pas un objet, quand même ! Ce n’est pas un jouet !
Un – Tu ne veux pas m’adopter, toi ?
Deux – Mon pauvre. Ce serait de bon cœur, mais je suis déjà moi-même l’adulte domestique d’une famille de cinq frères et sœurs. Alors si je revenais avec un compagnon à la maison, je ne suis pas sûre qu’ils seraient d’accord…
Un – Dommage. Tu avais l’air gentille. Et tes enfants, ils te traitent bien au moins ?
Deux – Ça va… Une fois, ils m’ont oubliée dans une station-service en partant en vacances, mais ils ne l’avaient pas fait exprès. Qu’est-ce que j’ai eu peur… J’ai cru moi aussi qu’ils m’avaient abandonnée ! Mais non, ils sont revenus me chercher une heure après…
Un – Une heure ?
Deux – La sortie suivante était à plus de cinquante kilomètres… Alors qu’est-ce que tu vas faire maintenant ?
Un – Je ne sais pas…
Deux – Tu es tatoué au moins ?
Un – Oui… Ils m’ont tatoué leur numéro de portable sur l’épaule gauche…
Deux – C’est quand même une marque de confiance.
Un – Tu trouves ?
Deux – Ça veut dire qu’au début au moins, ils n’avaient pas l’intention de t’abandonner… Encore que, sur l’épaule gauche, ça ne doit pas être facile à lire pour toi, ce numéro.
Un – Heureusement, je connais le numéro par cœur…
Deux – Et tu as essayé de les appeler ?
Un – Je tombe sur une boîte vocale. Ils ont peut-être changé de numéro.
Deux – Tu es sûr qu’ils l’ont fait exprès?
Un – On était dans la rue. Je marchais devant. À un moment donné, je me suis retourné et ils n’étaient plus là.
Deux – Ah oui, les enfants font souvent ça quand ils veulent se débarrasser de leurs adultes… Bon, malheureusement, je vais devoir t’abandonner moi aussi.
Un – M’abandonner ?
Deux – Enfin, je veux dire… Mes enfants sont dans ce magasin de jouets, là. C’est interdit aux adultes. Mais ils ne vont pas tarder à ressortir…
Le portable de l’autre sonne.
Un – Allô ? Ah c’est vous ! Non, non, j’ai cru que… Enfin je croyais vous avoir perdus… Ah vous êtes dans ce magasin aussi ? Oui, oui, je suis juste devant avec un autre adulte. Non, non, je vous attends. Prenez votre temps… (Il range son portable.) C’était eux…
Deux – Eh ben tu vois, il ne fallait pas avoir peur… Les enfants, quand même, ils ne nous abandonnent pas comme ça.
Un – Tu as raison… Je me suis emballé un peu vite… Je suis un peu émotif. Tu habites dans le quartier ?
Deux – Oui, oui… Juste au bout de la rue…
Un – On pourra se voir de temps en temps alors…
Il semble apercevoir quelque chose.
Un – Cette fois, il faut absolument que je te laisse. Je les vois qui sortent du magasin, et ils ont horreur d’attendre… (En direction des coulisses) Oui, oui, j’arrive ! Alors vous avez trouvé quelque chose qui vous plaît ?
Il sort. L’autre reste là, pensive.
Deux – Quelle vie de chien…
Noir.

Toute représentation, gratuite ou payante, doit être autorisée par la SACD.
Sketch extrait du recueil Brèves de trottoirs
Lien vers le recueil pour l’acheter ou le télécharger gratuitement (PDF).

Retrouvez l’ensemble des pièces de théâtre de Jean-Pierre Martinez sur son site : https://jeanpierremartinez.net
Analyse
« À la rue » est une fantaisie poétique et sociale pleine de tendresse et d’ironie. En inversant les rôles — les adultes deviennent les animaux de compagnie des enfants — le sketch renverse notre imaginaire quotidien avec une cohérence troublante. L’absurde y est traité avec une grande douceur, presque mélancolique.
On y retrouve les codes de la comédie animalière et du fait divers (abandon, tatouage, adoption, culpabilité…) transposés à l’humain dans un monde fictionnel inversé mais pourtant très cohérent. C’est drôle, inattendu, mais aussi profondément critique à l’égard d’une société de consommation qui traite les relations humaines comme des contrats temporaires, où tout peut être rendu ou remplacé.
Le style enfantin des répliques, le décor (devant un magasin de jouets), et le retournement final renforcent un sentiment d’inconfort joyeux. On en rit… mais on y repense après. Le sketch s’achève d’ailleurs sur un soupir existentiel “Quelle vie de chien…”.