Bien doré

Sketch de Jean-Pierre Martinez

Charles, assis dans un fauteuil, lit L’Humanité, une pipe éteinte à la bouche. Il porte un pull marin et une casquette. Rosalie, ébouriffée et les vêtements en désordre, arrive depuis l’extérieur, un sac à la main.
Rosalie – C’était moins une… J’ai eu la dernière.
Charles – La dernière ?
Rosalie – La galette des rois, à la boulangerie ! Il n’en restait plus qu’une…
Charles – Ah oui… La galette… Mais dis-donc, elle a l’air énorme.
Rosalie – Je n’avais pas le choix. C’est une galette pour douze.
Charles – Pour douze ? On n’est que trois… Et encore, si Fred ne nous fait pas faux bond, comme l’année dernière…
Rosalie – C’était la dernière, je te dis ! J’ai dû me battre pour l’avoir !
Charles – Oui, bon, ne t’énerve pas…
Rosalie – Je ne m’énerve pas, je t’explique.
Charles – On pourra toujours en congeler la moitié pour l’année prochaine…
Rosalie – Quoi ?
Charles – Si personne n’a la fève cette année… Comme pour le loto. S’il n’y a pas de gagnant, on remet la somme en jeu pour le prochain tirage.
Rosalie – Non mais ça ne va pas, non ?
Charles – Bon, alors on se tapera six parts de galette chacun.
Rosalie – Il a téléphoné pour dire qu’il ne venait pas ?
Charles – Non.
Rosalie – Eh ben tu vois.
Charles – Il faudrait que je finisse de corriger mes copies avant qu’il arrive, alors…
Rosalie – Tu vas travailler ? On est samedi…
Charles – Tu me forces déjà à célébrer l’Épiphanie, tu ne vas pas en plus m’obliger à respecter le shabbat ! Je suis un hussard de la République, moi ! Un croisé de la laïcité…
Rosalie – N’importe quoi…
Charles – Tu avoueras que pour une instit’ communiste, ce n’est pas très orthodoxe, cette histoire de galette.
Rosalie – Ah oui ? Et pourquoi ça ?
Charles – L’Épiphanie, les Rois Mages… C’est une tradition catholique !
Rosalie – Mais pas du tout ! C’est juste une tradition païenne que les catholiques ont essayé de récupérer. Comme beaucoup d’autres, d’ailleurs.
Charles – Une tradition païenne…?
Rosalie – Évidemment ! Avant d’être une célébration de la Nativité, c’était une célébration de la fécondité, tout simplement.
Charles – Je vois… D’où l’expression « mettre le petit Jésus dans la crèche », j’imagine…
Rosalie – Là tu confonds Noël et l’Épiphanie.
Charles – On fourre aussi les galettes.
Rosalie – Celle-là est à la pâte d’amande…
Charles – Il n’empêche que si on appelle ça le Jour des Rois… On ne m’enlèvera pas de l’idée que ce n’est pas très républicain.
Rosalie – Bon… En attendant, il va ranger son journal, le Capitaine Haddock.
Charles – J’essayais plutôt de ressembler à Staline, mais bon…
Rosalie – Ça fait cinq ans que tu as arrêté de fumer, tu pourrais peut-être arrêter la pipe, maintenant. Même éteinte…
Charles – C’est mon vapoteur à moi. Au moins, je n’émets aucun gaz à effet de serre.
Rosalie – Ça c’est toi qui le dis.
Il plie son journal et se lève.
Charles – Je te dis qu’il ne va pas venir.
Rosalie – Pourquoi il ne viendrait pas ?
Charles – Tirer les rois avec ses vieux parents, un samedi. Tu ne crois pas qu’il a mieux à tirer, à son âge ?
Rosalie – Tu exagères. C’est notre petit garçon, tout de même.
Charles – Notre petit garçon… Il a grandi, tu sais…
Rosalie – Pour moi, ce sera toujours un bébé…
Charles – Je crois quand même qu’il serait temps de retirer les peluches qu’il y a sur son lit.
Rosalie – Tu crois ? (Un temps) Parfois, je me demande si on aurait dû l’avoir aussi tard…
Charles – Tu trouves qu’il n’a pas l’air normal ?
Rosalie – Il est comédien… Et toujours pas marié… Je ne sais pas… Tu crois qu’il pourrait être un peu…
Charles – Un peu quoi ?
On sonne à la porte.
Rosalie – Ah… Tu vois bien qu’il est venu !
Fred arrive. Il porte un costume ridicule et un masque (genre super-héros de série Z). Il embrasse sa mère.
Rosalie – On commençait à s’inquiéter.
Il embrasse son père.
Fred – Pourquoi ça ?
Charles – Ta mère a acheté une galette pour douze.
Rosalie – Je vais la mettre au four, ce sera meilleur.
Fred – Ça ne sera pas trop long ? Je n’ai pas beaucoup de temps…
Rosalie – Tu es toujours pressé… Mais non, ça ne prendra qu’une minute.
Fred – Avec un micro-onde, peut-être, mais avec ton vieux four à gaz…
Rosalie sort avec la galette.
Charles – Alors comme ça, tu travailles dans le coin ?
Fred – J’ai un tournage à trois blocs d’ici. Je suis venu entre deux prises.
Charles – Et qu’est-ce que c’est ? Un film d’auteur ?
Fred – Un épisode de Plus Bête la Vie.
CharlesPlus Bête la Vie ? Tiens, je ne connaissais pas.
Fred – Une série. C’est le pilote.
Charles – Et tu joues un rôle important ?
Fred – Je fais la doublure du comédien principal. Pour les cascades…
Charles – Ce n’est pas un film de boules, au moins ?
Fred – Papa… Je suis cascadeur !
Charles – Il y a aussi des cascades au lit…
Rosalie revient.
Rosalie – Ce sera prêt dans cinq minutes. De quoi vous parlez ?
Charles – De cinéma…
Le portable de Fred sonne et il répond.
Fred – Oui ? Bon… Non, non… OK, j’arrive tout de suite… (Il range son portable.) Désolé, je dois partir…
Rosalie – Mais pourquoi ?
Fred – Le comédien dont je fais la doublure… Il est agoraphobe… Du coup ils ont besoin de moi pour la scène dans le métro…
Rosalie – Mais… la galette est chaude !
Fred – Désolé… Ce sera pour l’année prochaine… The show must go on…
Il sort précipitamment.
Rosalie – Comédien…
Charles – Il n’est pas comédien, il est cascadeur.
Rosalie – Cascadeur… C’est encore pire que comédien, non ?
Charles – Belmondo, il faisait ses cascades lui-même.
Rosalie – Et quand il prenait le métro, c’était debout sur le toit.
Charles – Bon… On n’a plus qu’à se taper la galette.
Rosalie – Une galette pour douze…
Charles – Et nous, on n’a pas de doublures.
Rosalie – On va commencer avec une part chacun. Et le premier qui a la fève, on arrête, d’accord ?
Charles – Si on n’est pas mort avant d’une indigestion.
Rosalie – Avec un peu de chance, on va tomber sur la fève tout de suite… Laissons faire le hasard.
Charles – J’ai l’impression qu’on va jouer à la roulette russe…
Rosalie – Je vais chercher les munitions.
Elle sort.
Charles – Elle a raison à propos de Fred… Je me demande s’il ne serait pas un peu… con.
Elle arrive avec la galette.
Rosalie – Un peu quoi ?
Charles – Non, je disais… Oui, elle a l’air bien fourrée.
Rosalie – On ouvre une bouteille de cidre, pour faire passer tout ça ?
Charles – Allez, soyons fous !
Noir.

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Sketch extrait du recueil De toutes les couleurs
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Photo du recueil de sketchs De toutes les couleurs

Retrouvez l’ensemble des pièces de théâtre de Jean-Pierre Martinez sur son site : https://jeanpierremartinez.net

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