Sketch de Jean-Pierre Martinez
Deux personnages.
Vincent – Tu sais pourquoi Van Gogh s’est coupé l’oreille ?
Paul – Qui ?
Vincent – Van Gogh !
Paul – Le peintre ?
Vincent – Pourquoi? Tu connais un Van Gogh qui serait coiffeur, charcutier ou coureur cycliste ?
Paul – Non…
Vincent – Bizarre, quand même…
Paul – Qu’il n’y ait aucun charcutier qui s’appelle Van Gogh ?
Vincent – De se couper l’oreille !
Paul – Pourquoi il a fait ça ?
Vincent – C’est ce que je viens de te demander…
Paul – Et comment je le saurais ?
Vincent – Il paraît qu’il l’a offerte à Gauguin, emballée dans du papier journal.
Paul – Il aurait mieux fait de l’offrir à Beethoven.
Vincent – Beethoven n’était pas peintre.
Paul – Non. Mais il était sourd. Tu n’as pas lu les pièces de Roland Dubillard ?
Vincent – Non…
Paul – Remarque, il n’a pas vendu une toile de son vivant.
Vincent – S’il écrivait des pièces de théâtre.
Paul – Van Gogh ! C’est peut-être pour ça qu’il s’est coupé l’oreille.
Vincent – Par dépit ?
Paul – C’est vrai que je ne connais personne qui ait tenté de se suicider en se tranchant l’oreille…
Vincent – Il a peut-être essayé de se trancher la gorge, il a raté son coup, et c’est l’oreille qui a tout pris. Il y a des gens maladroits.
Paul – Et il aurait inventé tout ça pour éviter de passer pour un manchot ? Un peu tiré par les cheveux, non ?
Vincent – D’ailleurs Van Gogh n’était pas encore né quand Beethoven est mort. Je ne vois pas comment il aurait pu lui donner son oreille…
Paul – Ou alors il s’est coupé en se rasant. Et après on en a fait tout un fromage, parce que c’était Van Gogh.
Vincent – Moi, quand je me coupe l’oreille, personne n’en parle…
Paul – C’est pas mal, ses tableaux, mais bon… Est-ce que ça vaut vraiment ce que ça coûte ?
Vincent – Si personne ne lui achetait de toiles de son vivant, ce n’est peut-être pas par hasard.
Paul – C’est sûrement eux qui avaient raison. Van Gogh, ça ne vaut pas un clou. Le clou pour accrocher le tableau…
Vincent – Ni la corde pour le pendre.
Paul – Il s’est pendu ?
Vincent – Qui ?
Paul – Van Gogh !
Vincent – Non, pourquoi ?
Paul – Laisse tomber…
Vincent – Et Beethoven ? Les gens lui achetaient sa musique, de son vivant?
Paul – Ouais, mais bon, Beethoven… Il faisait plutôt de la musique classique…
Vincent – Ça se vend toujours, la musique classique.
Paul – C’est jamais très à la mode, mais du coup ça vieillit moins vite.
Vincent – C’est ce que je dis toujours à ma femme. Le classique, c’est indémodable.
Paul – Mais Van Gogh…
Vincent – Ça vieillit mal.
Paul – Comme Picasso.
Vincent – Qui adorait la corrida…
Paul – C’est normal, il était espagnol.
Vincent – On dit que finalement, c’est peut-être Gauguin qui lui aurait coupé l’oreille, à Van Gogh. D’un coup d’épée… C’est même pour ça qu’il se serait taillé, à Tahiti.
Paul – Gauguin aussi aimait la corrida ?
Vincent – Pourquoi ? Il y a des corridas, à Tahiti ?
Paul – À cause de l’oreille ! Et de l’épée…
Vincent – Tu crois que dans un moment de folie, Gauguin, se prenant pour Picasso, aurait pu confondre Van Gogh avec un taureau…?
Paul – Gauguin n’était pas fou. C’est Van Gogh, qui l’était.
Vincent – La preuve, il s’est suicidé…
Paul – On peut se suicider sans être fou…
Vincent – Il s’est tiré une balle dans les champs.
Paul – Il ne s’est pas tiré une balle dans le cœur ?
Vincent – Si, dans les champs. Avec les corbeaux. C’est même le dernier tableau qu’il a peint.
Paul – Et sur le tableau, on voit Van Gogh se suicider ?
Vincent – On voit juste les corbeaux qui lui tournent autour.
Paul – Comme des vautours…
Vincent – Ils sentent ces choses-là… C’est l’instinct… Tu sais que ça vit très longtemps…
Paul – Les vautours ?
Vincent – Les corbeaux !
Paul – Plus longtemps qu’un artiste peintre, en tout cas…
Vincent – Ça dépend. Regarde Picasso. Il a vécu jusqu’à près de cent ans.
Paul – Bon, c’est pas le tout, mais j’ai du boulot. Qu’est-ce que je te fais, aujourd’hui, Vincent…?
Vincent – Comme d’habitude, Paul.
Paul – Bien dégagé derrière les oreilles ?
Vincent – Pas trop quand même…
Paul – Disons que je te laisse les oreilles.
Vincent – Voilà.
Paul – Mais si je dois en couper une, tu préfères que je te laisse laquelle ?
Vincent – Quelle oreille il s’était coupée, Van Gogh ?
Paul – La gauche.
Vincent – Bon ben laisse-moi la droite, alors… Si je veux avoir une chance de passer à la postérité. Tu as le journal ?
Paul – Pour emballer ton oreille ?
Vincent – Pour le lire…
Paul – Si je te coupe une oreille, tu crois que ce sera dans le journal ?
Vincent – Non…
Paul – Et si je te coupe les deux.
Vincent – Pas forcément…
Paul – Et si je te coupe les deux oreilles et la queue ?
Vincent – En Espagne, peut-être…
Noir.

Toute représentation, gratuite ou payante, doit être autorisée par la SACD.
Sketch extrait du recueil De toutes les couleurs
Lien vers le recueil pour l’acheter ou le télécharger gratuitement (PDF).

Retrouvez l’ensemble des pièces de théâtre de Jean-Pierre Martinez sur son site : https://jeanpierremartinez.net
Analyse du sketch
Ce sketch est une virtuosité verbale construite autour du mythe de Van Gogh, mêlant références artistiques, détournements absurdes et ping-pong surréaliste entre deux personnages complices. Il commence par une simple question sur la célèbre oreille tranchée, et déroule une série d’associations libres et saugrenues entre Van Gogh, Beethoven, Picasso, Gauguin, les corbeaux, la corrida… jusqu’au salon de coiffure où l’on comprend enfin le contexte.
Le sketch repose sur le comique de répétition, le détournement logique, et le glissement d’un sujet sérieux vers le burlesque, dans la tradition de Dubillard ou des dialogues de Devos. Les deux personnages incarnent l’opposition entre culture savante et culture populaire, mais sans jamais trancher — ils jouent ensemble, dans une forme de complicité rieuse et doucement moqueuse.
La mort de Van Gogh devient ici prétexte à un jeu langagier jubilatoire, où les clichés sur les artistes maudits sont tournés en dérision, et où la question de la valeur artistique est posée de manière provocante : « Est-ce que ça vaut vraiment ce que ça coûte ? ». La question du succès posthume est également tournée en ironie : on ne devient célèbre qu’à condition de mourir dans des conditions suffisamment spectaculaires — et encore, pas toujours !
Le titre « Noir corbeau » renvoie à la dernière œuvre de Van Gogh, Champ de blé aux corbeaux, et constitue une métaphore filée du pressentiment de la mort, que les personnages détournent en blagues noires, jusqu’à évoquer les oreilles coupées dans les arènes espagnoles.
Enfin, le sketch s’achève sur une chute brillante et osée : la boucle est bouclée entre l’art, la vie, la mort et… la coiffure, dans une pirouette finale qui donne tout son sel à l’ensemble.