Sketch de Jean-Pierre Martinez
Un personnage attend. Un autre arrive avec un bébé emmailloté.
Un – Félicitations ! C’est une fille.
Deux – C’est merveilleux.
Elle prend l’enfant.
Un – Et vous allez l’appeler comment ?
Deux – J’ai hésité entre Clémentine et Prune, et puis finalement, je me suis décidée pour Violette.
Un – Violette… C’est… C’est très joli.
Deux – C’était le nom de ma grand-mère…
Un – Ah, oui… (Il ouvre un dossier.) Bon… Eh bien je crois que tout est en ordre.
Deux – Alors je peux la ramener à la maison ?
Un – Mais bien sûr, elle est à vous. (Il sort un papier du dossier et lui tend.) Tenez, voici le certificat de garantie.
Deux – Merci…
Un – Si vous avez le moindre souci, n’hésitez pas à nous le rapporter. Notre service après vente est réputé dans le monde entier. En cas de problème bien improbable, rassurez-vous, nous pourrons procéder à un échange standard.
Deux – J’espère bien que nous n’en n’arriverons pas là… Je crois que je commence déjà à m’attacher à celle-ci…
Un – Bien sûr, bien sûr… (Il jette un dernier regard au dossier.) Mais… je vois que vous n’avez pas choisi l’option « vision en couleurs »… C’est un oubli de votre part, ou bien…?
Deux – Vision en couleurs ?
Un – Eh bien oui… Pour que votre enfant puisse percevoir le monde avec toutes les merveilleuses couleurs dont Dieu l’a pourvu…
Deux – Je… Je suis vraiment désolée… Je ne savais pas que c’était en option…
Un – Ce n’est pas une cécité absolue… Je veux dire, ce n’est pas une nécessité absolue, mais évidemment, c’est un plus très appréciable. Nous vous proposons différents niveaux de qualité, en fonction du nombre de pixels. Selon le prix de l’abonnement, bien sûr…
Deux – Ah parce que c’est un abonnement…
Un – Hélas, en ce bas monde, rien n’est vraiment définitif, n’est-ce pas ? Mais je vous assure que la version premium est absolument fantastique.
Deux – Du temps de ma mère, la couleur n’était pas en option…
Un – Autrefois, en effet, le modèle de base était équipé de la vision en couleurs. Malheureusement, comme vous le savez, la crise est passée par là…
Deux – Oui… Aujourd’hui, tout se paie.
Un – Fort heureusement, la 3D fait encore partie des équipements d’origine.
Deux – La 3D ?
Un – Pour ce qui est de la couleur, iI est encore temps de réparer cet oubli. Un petit retour à la maternité, un coup de bistouri électronique, deux injections transgéniques, et nos techniciens médicaux permettront à cette merveilleuse enfant de voir la vie en couleurs…
Deux – Malheureusement, je crains que ce ne soit impossible pour l’instant. Nous n’avions pas prévu ça dans notre budget, et…
Un – Je comprends… Hélas, tous les bébés qui naissent aujourd’hui n’ont pas la chance d’avoir des parents fortunés.
Deux – Et avec ces complémentaires santé qui ne remboursent plus rien…
Un – Allons ce n’est pas si grave… Cet enfant se contentera de voir le monde en noir et blanc pour l’instant, voilà tout… Et quand vous aurez pu faire quelques économies… Sachez que cette option peut être ajoutée à n’importe quel moment de sa vie. Un Noël, un anniversaire, une bar-mitsva… Voilà un cadeau tout trouvé pour votre chère Violette !
Deux – Très bien, je vais y réfléchir.
Elle s’apprête à partir avec le bébé.
Un – N’oubliez pas non plus que si vous le souhaitez, notre service financier peut vous proposer un petit crédit sur quinze ou vingt ans…
Noir.

Toute représentation, gratuite ou payante, doit être autorisée par la SACD.
Sketch extrait du recueil De toutes les couleurs
Lien vers le recueil pour l’acheter ou le télécharger gratuitement (PDF).

Retrouvez l’ensemble des pièces de théâtre de Jean-Pierre Martinez sur son site : https://jeanpierremartinez.net
Analyse du sketch
Ce sketch, sous des dehors anodins et presque réalistes, déploie une vision glaçante d’un monde futuriste où l’enfant devient un produit de consommation soumis à des options payantes. La vision en couleurs, qui semble aujourd’hui un droit biologique élémentaire, devient ici une fonctionnalité premium, comparable à un abonnement à une plateforme numérique.
Le comique de la situation naît du décalage entre la réalité humaine de la scène (la naissance d’un enfant) et le langage administratif et commercial employé par le personnage du représentant. On ne parle plus de soin ou d’amour, mais de certificat de garantie, de service après-vente, d’abonnement ou d’option transgénique. La scène prend alors des allures de satire grinçante du capitalisme moderne, où même la perception sensorielle devient une marchandise.
L’émotion est présente dans la voix du personnage parental, qui montre un attachement sincère à l’enfant, mais se voit sans cesse ramené à ses moyens financiers limités. Le contraste entre la tendresse de l’une et le cynisme bureaucratique de l’autre accentue le malaise, tout en générant un humour à froid.
Il s’agit également d’une critique de la privatisation croissante du vivant, des dérives possibles du progrès scientifique mal encadré, et d’une caricature de l’ultra-libéralisme technologique, où la vision en couleurs — symbole de vie et de beauté — devient un luxe conditionné à un crédit.
Le sketch se termine sur une note douce-amère, le représentant proposant des facilités de paiement sur vingt ans pour un simple droit à la couleur, révélant à quel point l’humain est devenu dépendant d’un système marchand jusqu’à l’absurde.