Mort pour la Finance

Sketch de Jean-Pierre Martinez

Deux autres personnages arrivent.
Jo – Tu as de ses nouvelles ?
Nic – Il est mort.
Jo – Merde. Alors c’était pas si bénin que ça finalement. Je ne savais pas qu’on pouvait mourir de rire.
Nic – En fait, il est mort d’épuisement. Il était secoué par un fou rire du matin au soir. Et même la nuit. Il ne dormait plus. C’est le cœur qui a lâché. Il n’aura pas profité longtemps de son arrêt maladie.
Jo – Et les médecins n’ont rien pu faire pour le sauver ?
Nic – Ils ont tout essayé pour lui faire passer l’envie de rire. Même de l’emmener au théâtre. Mais la maladie était déjà trop avancée…
On entend atténué le bruit d’une sirène d’alarme. Une troisième personne arrive, affolée, et en sous-vêtements.
Mat – Il y a le feu au rez-de-chaussée !
Jo – Le feu ?
Mat – Je travaille au premier mais j’étais allée au septième pour… Enfin bref, j’ai préféré monter me réfugier au dernier étage. Le temps que le feu se propage jusqu’ici, on viendra peut-être nous sauver en hélicoptère.
Nic – Vous regardez trop la télé, vous…
Mat – Oh mon Dieu, j’ai laissé tous mes dossiers dans mon bureau ! Déjà que la boîte qui m’emploie ne va pas très fort. Le cours de bourse est en chute libre…
Jo – En même temps, si on meurt tous carbonisés…
Nic – Si vous voulez, on fera graver sur votre tombe le logo de votre boîte, avec la mention « mort pour la finance ».
Mat – Vous avez raison… Si on s’en sort, je vous assure, je ne prendrai plus tout ça au tragique… On ne vit qu’une fois, après tout !
Jo – Sauf les chats, qui ont sept vies…
Le deuxième jette un regard vers l’écran de son portable pour lire le SMS qu’il vient de recevoir.
Nic – Je viens d’avoir un SMS d’un collègue qui travaille au premier
Mat – Les pompiers sont prévenus ?
Nic – C’est un exercice incendie.
Mat (se signant) – Dieu soit loué !
Jo – Oui… On peut presque parler d’un miracle…
Mat – Il faut que j’y retourne tout de suite. Mon patron va se demander où je suis passée.
Il s’en va.
Nic – On est vite rattrapés par le quotidien…
Jo – Oui.
Nic – C’est dès la crèche qu’on aurait dû se révolter.
Jo – Oui… Jésus-Christ aussi…
Nic – Il aurait dû dire merde à ses parents, buter les Rois Mages et se barrer avec l’âne.
Jo – Après tout, il avait des super-pouvoirs, lui.
Nic – Ouais. Mais pas nous.
Jo – C’est pour ça que dès la crèche, on n’a pas moufté.
Nic – Après ça a continué avec l’école.
Jo – On s’est bien rendu compte qu’on s’emmerdait déjà à plein temps, mais on s’est dit que ça irait mieux quand on aurait fini nos études.
Nic – Et puis on a commencé à bosser et on s’est dit que ça irait mieux quand on serait à la retraite.
Jo – Et c’est à ce moment-là qu’ils ont supprimé les retraites.
Ils commencent à partir.
Nic – Et sinon, qu’est-ce que tu penses de la nouvelle ?
Jo – La nouvelle ?
Nic – C’est ça, dis-moi que tu ne l’as pas remarquée…
Ils s’en vont. Un personnage arrive, seul.
Ben – Ce n’était pas un exercice incendie. C’était moi. J’ai essayé de fumer discrètement un joint dans les toilettes. Comme quand j’étais au collège. Mais à l’époque, le seul détecteur de fumée qu’il y avait c’était le surgé… Maintenant, le surgé, c’est Big Brother, avec des capteurs partout. Voilà où on en est. Il faut encore se cacher pour fumer. À notre âge.
Il allume un joint et fume.
Ben – Quelle merde… Je n’espérais pas gagner au loto, hein ? Je ne joue pas. Et puis celui qui gagne au loto… C’est vraiment trop le hasard. Un truc que tu n’as rien fait pour avoir. C’est comme Dieu, je ne suis pas sûr que tu saches vraiment quoi en faire. Non mais un petit coup de pouce du destin. Juste un petit coup de chance. Assez pour que ça te facilite un peu la vie… Pas trop, pour que tu puisses te dire : OK, j’ai eu un petit coup de bol, mais je l’ai quand même mérité. Mais la chance, ça n’existe pas. Il n’y a pas de miracle. Ou alors, quand j’ai eu ma chance, je n’ai pas su la saisir. Alors je fume. Pour voir la vie en rose. Piaf aussi, elle prenait pas mal de trucs, hein ? Mais elle, la vie en rose, elle a réussi à en faire un tube…
Un autre personnage arrive.
Ben (lui tendant son joint) – Vous en voulez ?
Charlie – Merci, j’ai arrêté. (Il se met à vapoter) Vous êtes dans quoi ?
Ben – Oh, dans divers trucs. Mais globalement, je peux dire que je suis surtout dans la merde. Et vous ?
Charlie – Je suis… Enfin, j’étais expert-comptable. Mon patron vient de me surprendre avec sa secrétaire dans les toilettes du bureau.
Ben – C’est interdit par le règlement intérieur de votre boîte de coucher avec la secrétaire du patron ?
Charlie – Seulement si le patron couche déjà avec sa secrétaire.
Ben – Je vois. Droit de préemption. Donc vous êtes viré.
Charlie – Sans préavis. Je dois avoir débarrassé mon bureau avant ce soir.
Ben – Et qu’est-ce que vous allez faire ?
Charlie – Vous savez quoi ? Je pense que c’est une chance pour moi, ce licenciement.
Ben – Ah oui ? Vous êtes du genre à positiver, alors…
Charlie – Je n’aurais jamais eu le courage de démissionner. Je vais monter ma propre boîte.
Ben – Une boîte d’expertise comptable, donc.
Charlie – Quand on sort de prison, on ne rêve pas de devenir maton. Non, je vais monter un restaurant. Je ne sais pas pourquoi, j’ai toujours eu envie de tenir un restaurant. Pourtant je ne sais même pas cuisiner.
Ben – Ah oui. Pourtant, ça peut aider quand on veut se lancer dans la restauration…
Charlie – Vous êtes dans la restauration ?
Ben – Informatique.
Charlie – Je comprends que vous ayez besoin de fumer ça, alors.
Ben – Informatique et liberté. Je travaille pour la CNIL.
Charlie – C’est curieux… Informatique et liberté… C’est tout le contraire de Michelle et Ma Belle. Ce sont des mots qui ne vont pas bien ensemble.
Ben – Parfois je me demande si je ne ferais pas mieux de choisir la liberté tout court.
Charlie – Je vais avoir besoin d’un chef… Vous savez faire la cuisine ?
Ben – Je sais faire des pâtes.
Charlie – On peut ouvrir un restaurant italien.
Ben – Vous allez le monter où, ce restaurant ?
Charlie – Dans le Sud… Tant qu’à faire… Vous connaissez la chanson. Si je dois finir dans la misère, ce sera moins pénible au soleil.
Ben – Et puis quand on monte un restaurant, au moins, on est sûr de ne jamais mourir de faim.
L’autre s’apprête à partir.
Charlie – Allez, je vais mettre toutes mes affaires de bureau dans un carton, comme dans les feuilletons américains, et je m’en vais.
Ben – Je vais descendre avec vous…
Charlie – Dans le Sud ?
Ben – Dans l’ascenseur, pour commencer.
Ils sortent.
Noir.

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Sketch extrait du recueil Bureaux et dépendances
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Couverture du recueil Bureaux et Dépendances

Retrouvez l’ensemble des pièces de théâtre de Jean-Pierre Martinez sur son site : https://jeanpierremartinez.net

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