Sketch de Jean-Pierre Martinez
Ils sont là tous les deux, avec l’air de ne pas savoir quoi faire.
Elle – Et si je faisais du pain perdu ?
Lui – Ah oui… pourquoi pas ? C’est une bonne idée… Mais… on a du pain rassis ?
Elle – Du pain rassis ? Ah non, je ne crois pas…
Lui – Bon…
Elle – Alors qu’est-ce qu’on fait ?
Lui – Tu veux que j’aille en acheter ?
Elle – Du pain rassis ?
Lui – Du pain frais.
Elle – Tu crois qu’on peut aussi faire du pain perdu avec du pain frais ?
Lui – Pourquoi pas ?
Elle – Je ne sais pas… Je n’ai jamais essayé.
Lui – Si c’est bon avec du pain rassis, ça doit être encore meilleur avec du pain frais, non ?
Elle – Tu crois ?
Lui – En même temps… le pain perdu, c’est plutôt pour ne pas jeter le pain quand il est rassis.
Elle – C’est pour ça que ça s’appelle du pain perdu, j’imagine… Parce que c’est fait avec du pain qui aurait fini à la poubelle autrement.
Lui – Voilà… Pour ne pas gâcher la nourriture, alors qu’il y a plein de gens qui meurent de faim dans le monde.
Elle – Je vois ce que tu veux dire… J’avais perdu de vue la dimension morale du pain perdu.
Lui – En réalité, on en fait juste pour se goinfrer, parce qu’on aime ça, mais le prétexte, c’est de ne pas gaspiller la nourriture. C’est très jésuite, le pain perdu, en fait.
Elle – J’avais juste envie de manger du pain perdu.
Lui – Les cathos ont vraiment un problème avec le pain.
Elle – Ah oui ?
Lui – Le pain de l’eucharistie, c’est le corps du Christ, non ? Une sorte de pain perdu, quoi…
Elle – Je ne sais pas… On pourrait demander à la voisine.
Lui – Elle est catho, la voisine ?
Elle – Lui demander si elle a du pain rassis !
Lui – Ah oui…
Elle – Ouais…
Lui – Franchement, tu te vois demander à la voisine si elle ne pourrait pas nous donner son pain rassis ?
Elle – Non.
Lui – Si on avait des lapins, encore.
Elle – Les lapins mangent du pain perdu ?
Lui – Les lapins mangent du pain rassis !
Elle – Je ne savais pas.
Lui – À la campagne, les gens gardent le pain rassis pour le donner aux lapins. Pour ne rien laisser perdre. Et après on mange le lapin…
Elle – Donc, ils ne font jamais de pain perdu, à la campagne ?
Lui – Ceux qui n’ont pas de lapins, peut-être.
Elle – Moi qui pensais que le pain perdu, c’était un truc de grand-mère.
Lui – Des grands-mères qui n’ont pas de lapin, en tout cas.
Elle – Bon… On oublie le pain perdu, alors ?
Lui – Aller acheter du pain frais pour en faire du pain perdu… ce serait complètement immoral.
Elle – Oui… comme de donner du pain frais aux lapins.
Lui – Ou de la confiture aux cochons.
Elle – Je vais quand même aller à la boulangerie. J’achèterai deux baguettes.
Lui – Ça ne fait pas un peu trop ?
Elle – Comme ça, demain, on aura du pain rassis !
Lui – Eh ben tu vois ? Il y a toujours une solution finalement. Puisque tu vas faire des courses, regarde si on a encore des œufs.
Elle – Des œufs…?
Lui – Pour le pain perdu.
Elle – Des œufs frais, tu veux dire ?
Il la regarde, un peu inquiet.
Noir.

Toute représentation, gratuite ou payante, doit être autorisée par la SACD.
Sketch extrait du recueil Brèves du temps qui passe
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