Décalage horaire

Sketch de Jean-Pierre Martinez

Un homme arrive essoufflé devant une femme, genre hôtesse.
Lui – Bonjour mademoiselle, je suis Monsieur Dumortier…
Elle (vérifiant sur une liste) – Monsieur Dumortier, oui, parfaitement.
Lui – Désolé, je suis un peu en retard…
Elle (aimablement) – Vous êtes le dernier, en effet. Nous n’attendions plus que vous pour décoller… Vous avez des bagages ?
Lui – Euh, non… (Montrant le sac en plastique qu’il tient à la main) Juste ça… Je peux le prendre en cabine…?
Elle – Bien sûr… Classe tourisme, c’est bien cela…?
Lui (acquiesçant) – Le vol dure combien de temps ?
Elle (vérifiant) – Attendez, que je ne vous dise pas de bêtises… 37 ans exactement… Vous arrivez le 16 avril 3022 à midi, heure locale…
Lui – Je me suis dit qu’en avril, il y aurait moins de monde…
Elle – En dehors des vacances scolaires, c’est quand même moins cher. Et puis là-bas, avril, c’est la belle saison. Les jours rallongent. En hiver, on a à peine le temps de se lever qu’il fait déjà nuit : les journées ne durent que cinq heures !
Lui – Vous y êtes déjà allée ?
Elle – Oui ! Plusieurs fois. En tant qu’hôtesses, on a des tarifs… Vous avez prévu un vêtement chaud pour la décongélation ?
Lui – Bien sûr.
Elle – Heureusement qu’on a des avantages, vous savez… Parce qu’hôtesse… C’est une vie de fou… Vous partez sur le moindre vol d’une soixantaine d’années, vous revenez, il faut vous refaire des amis. Les vôtres sont déjà tous morts et enterrés… Ou alors complètement décatis… Vous avez des amis ?
Lui – Non.
Elle – Vous avez bien raison. C’est beaucoup plus simple. (Son téléphone sonne et elle répond.) Oui…? Parfait, merci. (Elle raccroche et s’adresse à nouveau à son passager.) Cette fois, c’est l’heure. On m’annonce que votre fusée va décoller d’un instant à l’autre. Je ne vous dis pas au revoir. Quand vous reviendrez, je ne serai sans doute plus de ce monde. Je fais le système solaire, en ce moment. Il n’y a presque pas de décalage annuel. C’est quand même moins fatiguant.
Lui – Surtout quand on a des enfants…
Elle – Vous les laissez à la crèche, et quand vous revenez du travail, ils ont fini médecine… Alors bon voyage !
Il part en oubliant son sac en plastique.
Lui – Merci.
Elle – Ah, vous oubliez votre bagage à main…
Lui – Oh, pour ce qu’il y a dedans…
Elle – Vous avez raison… Ce n’est pas la peine de se charger… Quand on arrive, la mode a complètement changé… Autant acheter des vêtements sur place…
Lui – Ah, je ne vous ai pas demandé, pour le retour. C’est quand ?
Elle – Le retour ? Ah, ça, c’est une question qu’on me pose rarement… Je peux vous donner une évaluation, mais vous savez… Ça dépendra de l’évolution de l’aéronautique entre-temps…
Lui – Ne vous dérangez pas. Je verrai ça là-bas. Bonne journée…
Elle – Bonne journée à vous… Enfin, je veux dire… Bonne hibernation…
Lui – Eh, oui… 37 ans, quand même…
Elle – Oh, vous verrez, on ne sent pas le temps passer… Et on se réveille frais comme une rose…
Lui – Excusez-moi de vous demander ça, mais c’est vraiment une compagnie sûre…? Vous n’avez jamais eu de rupture dans la chaîne du froid…?
Elle – Pensez-vous ! Tout ça est très contrôlé. Le dernier incident qu’on a eu, c’est un passager qui s’est trompé de vol. Il devait retrouver sa fiancée sur Venus pour leur voyage de noces, et il a embarqué par mégarde pour une planète située à une quarantaine d’années lumière… Évidemment, quand il est revenu, elle…
Lui – Elle n’était plus vraiment fraîche comme une rose…
Ils rient.
Elle – Allez, maintenant filez, sinon vous allez le rater. Et le prochain vol n’est que dans soixante-dix ans…
Lui – J’y vais…
Noir.

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Sketch extrait du recueil Brèves du temps perdu
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Couverture du recueil Brèves du Temps perdu

Retrouvez l’ensemble des pièces de théâtre de Jean-Pierre Martinez sur son site : https://jeanpierremartinez.net

Analyse du sketch
« Décalage horaire » détourne les codes de la science-fiction pour en faire une comédie douce-amère sur le temps qui passe… trop vite ou trop lentement. On y découvre une version futuriste et absurde des voyages longue distance : le passager embarque pour un vol de 37 ans, parfaitement banal aux yeux de l’hôtesse, qui semble plus concernée par la pression sociale d’avoir des amis encore vivants à l’arrivée que par les contraintes du voyage spatial.
Le comique repose sur le décalage entre la gravité du sujet (le vieillissement, la solitude, l’oubli) et la légèreté administrative du traitement : on parle de congélation, de rupture de la chaîne du froid, de retard de vol… avec la même désinvolture que pour un TGV en retard ou un bagage cabine oublié. Le sac en plastique, dérisoire, devient un symbole touchant du peu qu’on emporte dans ce voyage, littéralement hors du temps.
La réplique finale évoquant la fiancée restée sur Vénus – devenue trop « fanée » pour la rencontre – ajoute un trait d’humour noir à ce conte existentiel en apesanteur, où l’amour ne survit pas à la vitesse de la lumière.
Le sketch offre une critique subtile d’un monde où l’on va toujours plus vite, plus loin… au prix de ce qu’on laisse derrière : les gens, le temps vécu, les liens. Le décalage horaire devient un décalage de vie, voire d’humanité.

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