Un bon coup de balai

Sketch de Jean-Pierre Martinez

Maria est en train de passer un coup de balai. Édouard arrive en costume trois pièces.
Édouard – Ah Maria… Je voulais vous dire un mot, justement…
Maria (arrêtant de balayer) – Oui, monsieur ?
Édouard – Il y a combien d’années que vous balayez pour nous, Maria ?
Maria – Je ne sais pas, monsieur. Je n’ai pas compté. Vous n’êtes pas content de mon travail ?
Édouard – Si, si, Maria, au contraire. Je tenais d’ailleurs à vous féliciter. Vous connaissez la devise de notre banque ?
Maria – Il faut savoir balayer devant sa porte ?
Édouard – Bien, Maria, exactement ! Grâce à vous, la devanture du Crédit Solidaire est toujours impeccable. Et la devanture d’une banque, c’est sa vitrine, n’est-ce pas ? Si la vitrine d’une banque n’est pas impeccablement tenue, les clients pourraient se dire que…
Maria – Le banquier n’est sûrement pas très net non plus…
Édouard – Voilà ! Vous avez tout compris, Maria.
Maria – Je peux continuer mon travail, monsieur ?
Édouard – Pas tout à fait, Maria… Bon… (Il s’éclaircit la gorge.) Comme vous le savez, ma chère Maria… Ma très chère Maria… Je dirais même ma trop chère Maria… C’est la crise.
Maria – Ah oui, monsieur ?
Édouard – La crise, Maria ! Même si vous ne lisez pas la presse économique tous les jours, vous en avez entendu parler, tout de même ? Mais oui, suis-je bête ! Vous êtes bien espagnole, Maria, n’est-ce pas ?
Maria – Portugaise, monsieur…
Édouard – Mais c’est encore mieux ! Enfin, je veux dire encore pire… Le Portugal est le pays le plus endetté de la zone euro ! Ne me dites pas que vous n’êtes pas au courant ?
Maria – Non, monsieur…
Édouard – Bref, c’est la récession, et le monde de la finance, bien entendu, est le premier affecté par la baisse générale des valeurs…
Maria – Les valeurs…
Édouard – Je parle des valeurs boursières, évidemment, mais soyez-en persuadée, Maria, de la dépression économique à la dépression tout court, il n’y a souvent qu’un pas. Quand la Bourse est à la baisse, le moral l’est aussi. Et quand le moral est dans les chaussettes, la crise morale n’est pas loin non plus.
Maria – Oui, monsieur…
Édouard – Vous-même, Maria, ne me dites pas que vous n’êtes pas un peu déprimée ?
Maria – Ça va, monsieur, je ne me plains pas…
Édouard – Excusez-moi, Maria, mais quand on vous voit, comme ça, avec votre balai… On n’a pas l’impression que vous respirez la joie de vivre, je vous assure !
Maria – Je suis peut-être un peu fatiguée, en ce moment… À force de balayer devant votre porte…
Édouard – Tout cela pour vous dire, Maria, que notre banque, évidemment, n’est pas non plus épargnée par la tourmente… et que nous devons faire nous aussi des économies. Vous comprenez cela, n’est-ce pas ?
Maria – Oui, monsieur…
Édouard – Pour votre bien, Maria, le Crédit Solidaire a donc dû prendre des mesures drastiques et néanmoins douloureuses afin de préserver votre emploi. Emploi dont la pérennité, je peux vous le dire maintenant, était gravement menacée.
Maria – Merci monsieur…
Édouard – J’ai donc le plaisir de vous annoncer, Maria, que vous n’êtes pas licenciée.
Maria – Je travaille au noir, monsieur.
Édouard – Quoi qu’il en soit, vous pourrez continuer à balayer devant notre porte jusqu’à nouvel ordre. Et qui sait ? Un jour peut-être, je vous laisserai balayer aussi le bureau du directeur.
Maria – Merci, monsieur…
Édouard – Évidemment, le Crédit Solidaire attend de vous que vous fassiez aussi un petit effort pour nous aider à préserver l’emploi dans ce pays. Car sans emploi, pas de pouvoir d’achat, sans achat pas de confiance, et sans confiance, pas d’emploi. C’est le cercle vicieux de la stagflation, vous me suivez ?
Maria – J’essaie, monsieur…
Édouard – Tout cela vous dépasse, bien sûr, ma pauvre Maria, mais vous pouvez me faire confiance… Je vais d’ailleurs essayer d’être plus clair… En contrepartie de la préservation de votre emploi, le Crédit Solidaire vous propose une baisse de rémunération de trente pour cent. J’imagine que cette proposition vous semble raisonnable, n’est-ce pas ?
Maria – Trente pour cent ?
Édouard – Un petit tiers, si vous préférez.
Maria – Un tiers en moins ?
Édouard – Ben oui, pas en plus, hein ? Vous savez que par les temps qui courent, même les emplois de balayeur ne courent pas les rues, Maria. Bientôt pour balayer dans une banque, même au black, il faudra au moins bac plus trois ! Plus éventuellement un bon coup de piston et une promotion canapé… Vous avez le bac, vous, Maria ?
Maria – Non monsieur…
Édouard – J’imagine que vous n’avez pas davantage de relations haut placées ?
Maria – Non, monsieur…
Édouard – Et pour la promotion canapé, ma chère Maria, sans vouloir vous vexer, je ne suis pas sûr non plus que tous les atouts soient vraiment de votre côté… Que voulez-vous, c’est comme ça… C’est la grande loterie de la vie… Et même le Crédit Solidaire n’y pourra rien changer… Certains naissent en Suisse avec un nom à rallonge et un physique avantageux, et d’autres… Bref, vous conviendrez donc que notre proposition est plus que généreuse… Qu’en pensez-vous ?
Maria – Ce que j’en pense, monsieur ?
Édouard – Oui, Maria… Ce n’est pas absolument nécessaire que vous en pensiez quelque chose, mais je vous écoute néanmoins. Nous sommes toujours en démocratie, quand même…
Maria – Ce que j’en pense…
Édouard – Vous devez bien en penser quelque chose…
Maria – Mais je pense bien que j’en pense quelque chose, monsieur… (Maria lève son balai pour le frapper.) Voilà ce que j’en pense, monsieur !
Édouard – Maria ? Mais vous êtes devenue folle ? (Elle le poursuit avec son balai.) Mais enfin, Maria, calmez-vous ! Et puis ce n’est qu’une proposition ! Nous sommes pour le dialogue social, nous aussi… (Elle lui assène quelques coups.) Aïe… Ouille… Vingt pour cent ?
Maria – Vous voulez encore tâter de mon balai ?
Édouard – Dix pour cent ?
Maria – Dix pour cent d’augmentation ?
Édouard – C’est-à-dire que… (Maria est prête à frapper à nouveau.) Très bien, Maria… Il faut savoir terminer une négociation, et j’ai bien compris que votre proposition justement n’était pas négociable… Marché conclu… Le Crédit Solidaire vous augmente de dix pour cent…
Maria – Très bien, monsieur.
Édouard – Mais dites-moi, Maria, vous êtes dure en affaires… Nous savons aussi apprécier chez nos employés les qualités qui sont les leurs… Et on peut dire que vous ne manquez pas de caractère…
Maria – Merci, monsieur…
Édouard – Ça vous dirait un petit stage de formation, entièrement payé, bien sûr, pour intégrer notre service de recouvrement ? Comme je vous le disais, c’est la crise, et les mauvais payeurs sont de plus en plus nombreux…
Maria – Encore un coup de balai, monsieur ?
Il s’éloigne prudemment.
Édouard – N’en parlons plus, Maria. Je vous laisse travailler…
Maria – Merci, monsieur.
Noir.

Logo de la SACD

Toute représentation, gratuite ou payante, doit être autorisée par la SACD.

Sketch extrait du recueil Brèves de trottoirs
Lien vers le recueil pour l’acheter ou le télécharger gratuitement (PDF).

Couverture du recueil de sketchs Brèves de trottoirs de Jean-Pierre Martinez

Retrouvez l’ensemble des pièces de théâtre de Jean-Pierre Martinez sur son site : https://jeanpierremartinez.net

Analyse
« Un bon coup de balai » est une satire sociale sur les rapports de pouvoir entre les élites économiques et les travailleurs précaires. Le comique naît ici de l’hypocrisie managériale, des discours creux justifiant l’injustifiable (une baisse de salaire pour préserver un emploi au noir…), et surtout du renversement brutal des rôles. Maria, faussement soumise, incarne la revanche du bon sens populaire contre l’arrogance cynique de la caste dominante.
Le personnage d’Édouard est une caricature jouissive du cadre supérieur déconnecté : il parle beaucoup, mais ne comprend rien. Il tente de masquer une violence sociale derrière un langage feutré et abscons. Maria, elle, ne parle pas autant — mais agit. Le balai devient ici une arme symbolique et comique, un outil de révolte autant que de nettoyage — au propre comme au figuré.
Un sketch féroce, à la fois hilarant et d’une acuité mordante, sur le monde du travail, les inégalités et la résistance face à l’humiliation. Le Crédit Solidaire, au nom cynique, devient un décor idéal pour une leçon d’humanité… et de négociation.

Retour en haut