Sketchs de Jean-Pierre Martinez
Deux collégiennes (pouvant être jouées par des adultes habillées comme des ados) arrivent l’une après l’autre, sortant visiblement du collège.
Un – Vous avez eu les bulletins ?
Deux – Oui.
Un – T’as combien de moyenne ?
Deux – Dix-sept.
Un – Ah ouais…
Deux – Et toi ?
Un – Huit et demi.
Deux – Ah ouais… C’est exactement la moitié.
Un – La moitié de quoi ?
Deux – Huit et demi. La moitié de dix-sept.
Un – Tu crois ?
L’autre la regarde étonnée et renonce à répondre. Silence.
Un – Qu’est-ce que tu veux faire, toi, quand tu seras grande ?
Deux – Je ne sais pas… (Un temps) J’hésite entre kinésithérapeute et péripatéticienne.
Un – Ah ouais, c’est cool… (Silence) C’est quoi, exactement, kinésithérapeute ?
Deux – Ben… Un type qui a une crampe, par exemple. Il appelle la kinésithérapeute, elle lui fait un massage…
Un – Pour retirer sa crampe…?
Deux – Ouais…
Un – Ah, OK… (Un temps) C’est une masseuse, quoi…
Deux – Ouais… Mais maintenant, ça s’appelle une kinésithérapeute.
Un – C’est cool…
Deux – Ça vient du grec: « kinésie », le mouvement, et « thérapeute », qui soigne. Parce qu’il faut faire des études, quand même, pour être kinésithérapeute.
Un – Des études de grec ?
Deux – De latin, plutôt. Pour savoir ce que c’est que le radius, le cubitus, le strato-nimbus, le romulus et rémus…
Un – Ah ouais, c’est cool… (Un temps) Et ça gagne bien, kinésithérapeute ?
Deux – Nan… C’est ça le problème… C’est pour ça que j’hésite avec péripatéticienne…
Un – Mmm… (Un temps) Péripatéticienne, c’est un peu comme esthéticienne, non ?
Deux – C’est ça… C’est une esthéticienne, mais qui pratique sous le périphérique. C’est pour ça qu’on appelle ça une péripatéticienne.
Un – Ah, OK… (Un temps) Et ça gagne bien ?
Deux – Ma grande sœur, elle est péripatéticienne, et ma mère dit qu’elle gagne dix fois plus qu’elle.
Un – Qu’est-ce qu’elle fait, ta mère ?
Deux – Rien.
Un – Rien ?
Deux – Pôle Emploi.
Un – Ah ouais… Ça craint… Et ta sœur, ça lui plaît, comme métier, péripatéticienne ?
Deux – Je ne sais pas. Mon beau-père l’a foutue dehors juste après le brevet.
Un – Ah ouais… C’est pas cool…
Deux – Non, ça craint.
Un – Et ton beau-père, qu’est-ce qu’il fait ?
Deux – Rien…
Un – Pôle Emploi ?
Deux – Décédé.
Un – Ah ouais, quand même… Mais décédé, euh ? (Devant le silence de son interlocutrice) Ouah…
Deux – Et toi, qu’est-ce que tu veux faire quand t’auras ton bac ? Si tu l’as un jour…
Un – J’hésite…
Deux – Entre quoi et quoi ?
Un – Je ne sais pas.
Deux – Qu’est-ce qu’ils font, tes vieux ?
Un – Mon père est prof de grec.
Deux – Et ta mère ?
Un – Prof de grec.
Deux – Génial…
Un – Ils veulent que je sois prof de latin.
Deux – De latin ?
Un – Ils disent que prof de grec, j’aurai jamais le niveau.
Deux – Cool…
Un – Il n’y a pas de chômage. C’est la fonction publique.
Deux – Et ça gagne bien, prof de grec ?
Un – Je ne sais pas…
Deux – Plus que péripatéticienne ?
Un – Peut-être un peu moins, quand même.
Deux – Et il faut faire des études…
Un – Il y a un concours… Il n’y a pas de concours pour être péripatéticien ?
Deux – Ma sœur, elle a commencé avec le brevet.
Un – Ah ouais… C’est cool ça…
Elles restent un moment silencieuses.
Un – Oh, putain…
Deux – Quoi ?
Un – Huit et demi… Mes parents vont me tuer, c’est clair…
Deux – T’as qu’à leur dire ça.
Un – Quoi ?
Deux – À tes vieux. En rentrant, tu leur dis que tu veux être péripatéticienne. Comme ça ils te foutront la paix.
Un – Tu crois ?
Deux – Ben ouais…
Un – Ah ouais…
Deux – Il faut juste le brevet.
Un – Ouais, c’est pas con… (Elle regarde sa montre.) Bon, il faut que j’y aille, sinon ils vont vraiment me tuer…
Deux – OK. Tu me raconteras.
Un – Quoi ?
Deux – Tes vieux ! Pour ton projet professionnel. Ce qu’ils en pensent…
Un – Ah, OK… C’est cool… Merci du tuyau, en tout cas…
Elle s’éloigne. L’autre soupire.
Deux – Alors elle, elle est vraiment trop con.
Noir.

Toute représentation, gratuite ou payante, doit être autorisée par la SACD.
Sketch extrait du recueil Brèves de trottoirs
Lien vers le recueil pour l’acheter ou le télécharger gratuitement (PDF).

Retrouvez l’ensemble des pièces de théâtre de Jean-Pierre Martinez sur son site : https://jeanpierremartinez.net
Analyse
« Plans de carrière » illustre avec brio la rencontre entre l’absurde, la satire et une réalité sociale glaçante. Le comique repose en grande partie sur l’inconscience et la naïveté des jeunes filles, à la fois touchantes et d’une drôlerie brutale, dans leur façon de parler d’orientation, de métiers, de familles brisées ou d’inégalités économiques comme s’il s’agissait d’un banal devoir de SVT.
Le dialogue — très finement écrit — montre comment les mots peuvent être mal compris, et pourtant servir à structurer un raisonnement, dans une logique à la fois implacable et absurde. La confusion entre « kinésithérapeute » et « péripatéticienne » est un ressort comique puissant, mais au-delà du rire, elle dit quelque chose de grave sur le rapport à l’éducation, à la culture, au langage et à l’avenir.
Le sketch dénonce aussi, par petites touches, la reproduction sociale, l’échec scolaire, et le désespoir tranquille d’une jeunesse et donne à entendre la voix d’une génération fragile, oscillant entre résignation et provocation, dans un monde qui offre peu d’alternatives. Une satire sociale aussi drôle que percutante.