Sketch de Jean-Pierre Martinez
Un homme arrive, très bien habillé, avec un haut-de-forme, suivi d’un autre en costume de chauffeur, avec une casquette.
Chauffeur – Que monsieur ne s’inquiète pas, le dépanneur va venir pour la Rolls, et une voiture est en route pour nous ramener au château.
Milliardaire – Merci mon brave.
Le chauffeur nettoie le banc avec un mouchoir.
Chauffeur – Si monsieur veut bien s’asseoir.
Le milliardaire s’assied et jette un regard autour de lui.
Milliardaire – Tout ça est très pittoresque… Mais où sommes-nous, exactement ?
Chauffeur – Très exactement… nous sommes à l’angle de la rue de la Paix et de la rue…
Milliardaire – Non, je veux dire, cet endroit, c’est quoi ?
Chauffeur – C’est un square, monsieur.
Milliardaire – Un square ?
Chauffeur – Un jardin public.
Milliardaire – Vraiment ?
Chauffeur – Je me suis dit que pour attendre la voiture, ce serait mieux que dans la rue ou dans un café. C’est un quartier très populaire, vous savez. Les gens comme eux ne sont pas habitués à voir des gens comme vous.
Milliardaire – Des gens comme moi…?
Chauffeur – Des personnes de votre condition.
Milliardaire – Nous aurions pu rester incognito. Ils ne sont pas supposés savoir que je suis baron, et à la tête de la cinquième plus grosse fortune d’Europe.
Chauffeur – Croyez-moi, monsieur ne serait pas passé inaperçu.
Le milliardaire regarde à nouveau autour de lui.
Milliardaire – Un jardin public…
Chauffeur – Comme le jardin du château de monsieur, mais ouvert à tout le monde.
Milliardaire – Mais je ne vois pas de château…
Chauffeur – Le château, c’est… la mairie.
Milliardaire – D’accord.
Chauffeur – Les gens viennent là avec leurs enfants pour prendre un peu l’air.
Milliardaire – Ah, oui… Les gens…
Chauffeur – Quand ils ne travaillent pas, évidemment.
Milliardaire – Bien sûr. C’est assez propre, quand même. Et… ce sont les gens eux-mêmes qui l’entretiennent, n’est-ce pas ? On appelle ça des jardins ouvriers, je crois.
Chauffeur – Euh… Non monsieur. Les jardins ouvriers, c’est pour faire pousser des légumes. Ici c’est un jardin public. C’est entretenu par les jardiniers de la mairie.
Milliardaire – Je vois. Et les gens viennent ici pour se reposer.
Chauffeur – C’est cela. Pour reconstituer leur force de travail, comme dit Marx.
Milliardaire – Je vous demande pardon ?
Chauffeur – Karl Marx, monsieur. Pour Marx, le travail est une marchandise. Et sa valeur est équivalente à la valeur de l’ensemble des biens matériels et immatériels nécessaires à sa reproduction. C’est-à-dire non seulement le logement et la nourriture, mais aussi les quelques distractions indispensables pour éviter que le prolétaire tombe dans la dépression et se laisse tenter par le suicide.
Milliardaire – Je vois… Du pain et des jeux, comme disait Jules César…
Chauffeur – Oui, si monsieur préfère. Mais si monsieur me permet, le phénomène de la lutte des classes, qui conduit inéluctablement à la dictature du prolétariat, est beaucoup mieux analysé dans Le Capital.
Milliardaire – Vous avez donc lu Le Capital ?
Chauffeur – Pas vous, monsieur ?
Milliardaire – Ma foi non, je l’avoue…
Chauffeur – J’en ai toujours un exemplaire dans la Rolls. Comme je passe beaucoup de temps à attendre monsieur, j’en profite pour m’instruire. C’est mon livre de chevet, comme on dit. Pour certains c’est la bible, pour moi c’est Le Capital.
Milliardaire – Mais dites-moi, mon brave… Vous avez lu Le Capital d’accord… mais vous ne seriez pas marxiste tout de même ?
Chauffeur – Si monsieur.
Milliardaire – Vous Karim, en plus d’être musulman, vous êtes marxiste ?
Chauffeur – Oui monsieur.
Le milliardaire le regarde avec un air perplexe.
Milliardaire – Ça ne fait rien, je vous garde quand même.
Chauffeur – Merci, monsieur…
Le portable du milliardaire sonne et il répond.
Milliardaire – Ah, ma chère, c’est vous. Il nous arrive une histoire absolument rocambolesque. La Rolls a pété une durite au beau milieu d’une cité, et nous avons dû nous réfugier dans un square… Un square, ma chère. Un jardin public, si vous préférez. (Plus bas) Mais dites-moi, très chère, vous saviez que notre chauffeur était marxiste ? Non, non, bien sûr, ça ne me dérange pas, mais… vous auriez pu m’en informer tout de même. Bon, on en reparle tout à l’heure, d’accord ?
Le portable du chauffeur sonne aussi, et il répond.
Chauffeur – OK, merci… (Au milliardaire) Votre voiture vous attend, monsieur.
Ils se lèvent pour partir.
Milliardaire – Très bien, alors allons-y… Mais finalement, cette aventure aura été très cocasse, n’est-ce pas ?
Chauffeur – Oui, d’ailleurs, ça me rappelle un film…
Milliardaire – Un film ? Quel film ?
Chauffeur – Un film avec Louis De Funès, monsieur.
Milliardaire – Ne me dites pas qu’en plus d’être musulman et communiste, vous êtes aussi cinéphile ?
Ils sortent.
Noir.

Toute représentation, gratuite ou payante, doit être autorisée par la SACD.
Sketch extrait du recueil Brèves de square
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