Sketch de Jean-Pierre Martinez
Un homme arrive et s’assied sur le banc. Il sort de son sac une pelote de la laine et des aiguilles et se met à tricoter. Une femme arrive, un sourire commercial sur les lèvres, et un paquet de tracts à la main.
Femme – Bonjour monsieur, je peux me permettre de vous déranger une seconde ?
Homme – Euh… Oui.
Femme – Qu’est-ce que vous tricotez là ? C’est joli. C’est une écharpe pour votre grand-mère… ou pour votre petite-fille ?
Homme – C’est une corde pour me pendre.
Femme – Ah, oui, en laine, c’est… Pour l’hiver, c’est bien aussi.
Homme – Je travaillais dans une filature, mais l’usine a fermé il y a deux ans. Depuis je suis au chômage. Ma femme m’a quitté, j’ai dû vendre la maison et…
Femme – Bon, je n’ai pas toute la journée non plus mais… vous croyez que ce sera assez solide ?
Homme – C’est de la laine vierge. C’est très résistant, mais ça gratte un peu autour du cou. Vous voulez essayer ?
Femme – Une autre fois peut-être… Je me présente, c’est le cas de le dire, je m’appelle Marlène La Pine.
Homme – En deux mots ?
Femme – Pardon ?
Homme – La Pine en deux mots, ou lapine en un seul ? Non, parce que…
Femme – Ah, oui ! Non, euh… En deux mots.
Homme – D’accord. Et donc, vous vous présentez aux élections.
Femme – Voilà ! Vous connaissez déjà notre programme ?
Homme – Non, mais… j’ai lu votre nom sur un mur.
Femme – Vous avez vu nos affiches, très bien. Alors vous connaissez aussi notre slogan !
Homme – En fait, c’était plutôt un graffiti. Et le slogan, c’était… Avec La Pine, vous l’aurez dans le… Enfin, je n’ai pas trouvé ça très raffiné, mais bon.
Femme – Ah, non, mais c’est une épouvantable contrefaçon. Je vous rassure, mon bon monsieur. Nous, notre slogan, c’est : Avec Marlène, vous l’aurez pour cinq ans.
Homme – C’est ça… Ils avaient juste rajouté « dans le »… pour cinq ans.
Femme – Malheureusement, il y a encore des gens qui nous détestent… et vous savez pourquoi ?
Homme – Parce que vous êtes des néo-nazis ?
Femme – Parce que nous défendons les ouvriers, comme vous.
Homme – J’étais le directeur de cette filature.
Femme – Nous défendons aussi les cadres.
Homme – En fait, c’était moi le patron. J’avais hérité cette usine de mon père, qui la tenait lui-même de mon grand-père.
Femme – Ne vous inquiétez pas. Nous défendons aussi les patrons et les rentiers.
Homme – Défendre à la fois les ouvriers contre les patrons, et les patrons contre les ouvriers… c’est possible ?
Femme – C’est possible quand on récuse le concept pernicieux de la lutte des classes, qui est une invention de la gauche pour diviser le peuple de France. Nous, notre seul ennemi, c’est l’étranger. L’étranger de l’extérieur comme l’étranger de l’intérieur.
Homme – Mon grand-père était Libanais, et notre usine employait principalement des ouvriers maghrébins.
Femme – Et les moutons ?
Homme – Pardon ?
Femme – Vous filiez de la laine, non ? Les moutons, ils étaient français ?
Homme – La laine venait du Cachemire.
Femme – En ce qui concerne l’industrie, nous sommes pour le droit du sol. Tant que c’est fabriqué en France…
Homme – Eh bien maintenant, c’est fabriqué en Chine…
Elle lui glisse un tract dans la main.
Femme – Allez, je vous laisse notre programme.
Il jette un regard au tract.
Homme – Avec Marlène, vous l’aurez pour cinq ans…
Femme – Au moins, contrairement aux autres candidats, je ne fais pas de promesses que je ne pourrai pas tenir. Je compte sur vous pour dimanche ?
Homme – Si je ne me suis pas pendu avant.
Femme – Pas le jour du Seigneur, quand même… Attendez au moins lundi !
Elle s’éloigne. Il jette encore un regard au programme avec un air dubitatif, se lève et s’éloigne à son tour.
Noir.

Toute représentation, gratuite ou payante, doit être autorisée par la SACD.
Sketch extrait du recueil Brèves de square
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