Sketch de Jean-Pierre Martinez
Deux femmes, à la terrasse d’un café, commandent à un serveur qu’on ne voit pas.
Une – Un déca, s’il vous plaît. Avec une sucrette, comme d’habitude…
Deux – Oh et puis tiens, je vais prendre un cappuccino, moi ! Je reprendrai mon régime demain…
La deuxième aperçoit deux hommes, côté public, et se remaquille avec excitation. La première, morose, est plongée dans ses pensées.
Une – Tu crois en Dieu, toi ?
Deux (émoustillée) – Ça dépend des jours. Mais en voyant ces pompiers, là, je crois que je viens de retrouver la foi…
Une (inquiète) – Il y a le feu quelque part ?
Deux – En face de nous… Ils viennent de s’asseoir… Tu ne les as pas vus ?
Une (essayant de voir en plissant les yeux) – Non, je ne vois rien…
Deux (essayant d’être un peu discrète) – Là, tous les deux habillés pareils, coiffés en brosse avec leurs chemisettes bleues. Ça doit être la tenue d’été…
Une – Comment tu sais que c’est des pompiers ?
Deux – Mais… c’est marqué dessus ! Sur leurs petits polos, tu ne vois pas ? Pompiers Volontaires !
Une – Ah, oui, peut-être… Tiens, il faut que je rachète des lentilles, moi.
Deux – Des lentilles…?
Une – J’ai l’impression que je vois un peu trouble…
Deux – Eh ben moi, je les vois super net… Et je peux te dire que tu perds quelque chose…
Une (regardant la deuxième) – Même toi, je te vois un peu trouble… Pourtant, t’es tout près de moi… (Inquiète) Je ne suis pas déjà presbyte…
Deux – Ils sont tout bronzés, tu as vu ? Mais ils ont l’air un peu fatigués, non…?
Une – Je me suis toujours demandé pourquoi on appelait ça des lentilles…
Deux – Peut-être qu’ils reviennent de mission… (Avec emphase) Guerriers sales et fourbus, ayant risqué leur vie au feu, mais avec le sentiment du devoir accompli…
Une – C’est vrai, ça n’a pas grand rapport avec des lentilles…
Deux (exaltée, joignant le geste à la parole) – Je les imagine, avec leur énorme lance à incendie dans la main, en train d’essayer d’éteindre un brasier pendant toute la nuit…
Une – C’est peut-être parce qu’on doit les laisser tremper toute la nuit. Comme les lentilles, justement…
La deuxième regarde la première, se demandant de quoi elle lui parle.
Deux – Je comprends pourquoi nos fils rêvent de devenir pompier…
Une – Ou alors, j’ai oublié de les mettre…
Deux (soupirant) – Ils ne nous voient même pas, dis donc…
Une – Je vais tout de même vérifier…
La première se touche un œil avec le doigt.
Deux – C’est dingue… On dirait qu’une fois mariées, on est moins visibles. Et alors après une ou deux grossesses, on devient complètement transparentes…
Une – Ah, non, pourtant j’ai bien…
Deux – Et voilà… Ils s’en vont…
Une – Oh, c’est pas possible !
Deux – Mais si, je te jure, regarde !
Une (horrifiée) – Je ne me suis quand même pas mis les deux dans le même œil…!?!
La deuxième regarde la première, interloquée. On entend une sirène de pompiers.
Une – Mais qu’est-ce qu’il fout, lui, avec mon cappuccino…? Faut que je retourne bosser, moi…
Deux – Ça va, il n’y a pas le feu…
Noir.

Toute représentation, gratuite ou payante, doit être autorisée par la SACD.
Sketch extrait du recueil Sens interdit sans interdit
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