Trop statique

Sketch de Jean-Pierre Martinez

Deux personnages, style bobos, regardent droit devant eux.
Un – Tu te souviens ? Quand on s’est installés ici, tout autour, c’était des champs.
Deux – Il y avait même des vaches.
Un – Et on voyait encore couler la rivière. J’allais y pêcher, quand j’étais gosse.
Deux – Maintenant elle passe sous le parking du centre commercial, dans un gros tuyau. Et notre pavillon est cerné par les HLM.
Un – Oui… On habitait à la campagne, et sans avoir déménagé, maintenant on habite en ville.
Deux – Quand on ne bouge pas pendant trop longtemps, on finit par se retrouver ailleurs sans s’en rendre compte, parce que le monde autour de nous a changé.
Un – Nous c’est pareil. En 68 on était des rebelles, et maintenant on est des vieux cons.
Deux – Et pourtant, on n’a pas l’impression d’avoir changé.
Un – On est nés à l’époque des tourne-disques, on a inventé le walkman pour pouvoir écouter de la musique en marchant, mais finalement on n’est allés nulle part.
Deux – On a fait du surplace.
Un – Et maintenant, voilà où on en est.
Deux – Dans une cité, entourés de jeunes qui ne parlent plus la même langue que nous.
Un – On a pourtant essayé de les éduquer.
Deux – En leur offrant des places à prix réduit pour aller au théâtre écouter les classiques.
Un – Ils ont préféré faire du rap.
Deux – Je déteste le rap.
Un temps.
Un – Tu vas au festival d’Avignon, cet été ?
Deux – Je ne sais pas trop. Le festival d’Avignon, c’est pareil. C’est plus ce que c’était.
Un – Moi qui ai connu la Cour d’Honneur du temps de Jean Vilar.
Deux – Lui aussi, il a essayé d’éduquer les masses en leur amenant les grands classiques à domicile dans leurs provinces reculées.
Un – Racine, Sophocle, Claudel…
Deux – Ça n’a pas marché très longtemps non plus.
Un – Dans le IN il n’y a plus que des bobos à la retraite, et dans le OFF il n’y a plus que des one man show.
Deux – Aujourd’hui, tout le monde peut monter sur une estrade dans un garage pour raconter sa vie devant ses amis.
Un – C’est comme sur les réseaux sociaux.
Deux – C’est peut-être ça, finalement, la dictature du prolétariat.
Un – Ouais… Libé n’a plus de lecteurs.
Deux – Et le PS n’a plus d’électeurs.
Un – À part quelques vieux cons comme nous.
Deux – Et si on déménageait ?
Un – Pour aller où ?
Deux – À la campagne.
Un – C’est ce qu’on a déjà fait en 68. Mais la ville nous a rattrapés…
Deux – Apparemment, on n’était pas allés assez loin…
Noir.

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Sketch extrait du recueil Trop c’est trop !
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Retrouvez l’ensemble des pièces de théâtre de Jean-Pierre Martinez sur son site : https://jeanpierremartinez.net

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