Vaguement

Sketch de Jean-Pierre Martinez

Ils sont debout l’un à côté de l’autre, et ils échangent un regard tendre.
Lui – Ça va ?
Elle – Oui… Et toi ?
Lui – Ça va. (Un temps) On est morts, non ?
Elle – Pourquoi tu dis ça ?
Lui – Je ne sais pas… La dernière chose dont je me souviens, c’est une vague de trente mètres de haut s’apprêtant à déferler sur la piscine au bord de laquelle on venait de s’allonger pour faire une sieste.
Elle – Ah oui…
Lui – Pas toi ?
Elle – Si.
Lui – Donc, on est morts.
Elle – Ou alors c’est que cette vague nous a entraînés tous les deux à des kilomètres de là, pour nous déposer délicatement, sans nous réveiller, au bord de la piscine d’un autre hôtel…
Lui – Qui s’appellerait aussi le Paradise Hotel.
Elle – Absolument indemnes et même pas mouillés.
Lui – Ce n’est pas le plus probable, non ?
Elle – Alors c’est qu’on est morts.
Lui – Enfin morts…
Elle – Tu as raison. Je ne vois pas trop la différence avec quand on était vivants.
Lui – Sauf que dans ce monde-ci, apparemment, on n’est pas encore mariés.
Elle – Pourquoi tu dis ça ?
Lui – On n’a pas d’alliances.
Elle – Tu crois qu’on n’a pas encore d’enfants non plus ?
Lui – En tout cas, je ne vois pas leurs serviettes au bord de la piscine.
Elle – Ni leurs bouées.
Un temps.
Lui – Peut-être qu’on ne s’est même pas encore rencontrés…
Elle – Tu veux dire… qu’on ne se connaît pas ?
Lui – Je ne sais pas. On se connaît ?
Elle – Je ne crois pas.
Un temps.
Lui – Alors ce serait ça ce qu’on appelle la mort.
Elle – Un monde parallèle dans lequel l’heure de notre mort n’a pas encore sonné.
Lui – Un paradis sur lequel ce tsunami n’aurait pas encore déferlé.
Elle – Pourtant on l’a bien vue, cette vague. Tous les deux.
Lui – Oui.
Elle – J’imagine que si ça marche comme ça, on n’est pas supposés se souvenir de notre ancienne vie ? Tu t’en souviens, toi ?
Lui – Vaguement.
Elle – Moi aussi. Je me souviens juste de cette vague… De toi et des enfants. Enfin surtout des enfants… Et toi ?
Lui – Surtout de la vague.
Elle – Tout ça est vraiment très bizarre.
Lui – Ça doit être un bug dans le système. On n’est pas supposés se souvenir de quoi que ce soit.
Elle – Sinon, les gens sauraient qu’ils sont déjà morts.
Lui – Tu crois qu’on doit leur dire ?
Elle – Quoi ?
Lui – Qu’ils sont morts.
Elle regarde en direction du public.
Elle – Regarde les… Ils ont l’air heureux… Ils ne nous croiraient pas…
Lui – Ils nous prendraient pour des fous, et c’est nous qu’on enfermerait dans un asile.
Elle – Il vaut mieux garder ça pour nous.
Lui – Tu as raison.
Elle – Ce sera notre secret.
Un temps.
Lui – Bon, on y va ?
Elle – Où ça ?
Lui – Découvrir ce qu’il y a de différent dans ce monde parallèle, où aucun tsunami n’a submergé le Paradise Hotel…
Elle – Et où on ne s’est pas encore rencontrés.
Lui – Je suis curieux de voir ça.
Elle – Oui… Et en même temps, ça me fait un peu peur.
Lui – Il faudrait déjà savoir dans quelle chambre on est.
Elle – Puisqu’on ne se connaissait pas encore, on n’était sûrement pas dans la même chambre.
Lui – On n’a qu’à demander à la réception.
Elle – On va faire comme ça.
Lui – Allons-y.
Ils commencent à s’en aller.
Elle – C’était pourtant une belle journée, non ?
Lui – Oui.
Elle – Comment on aurait pu deviner…
Lui – Qu’on allait se rencontrer aujourd’hui.
Ils s’en vont.
Noir.

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Sketch extrait du recueil Trous de mémoire.
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Couverture du recueil Trous de mémoire de Jean-Pierre Martinez

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